Reportage – « Elle est la contemporaine de Notre-Dame de Paris ». C’est ainsi que les Serbes aiment introduire l’église de la Vierge de Ljeviša, édifiée au Moyen-âge à l’époque où la France bâtit ses cathédrales et la Serbie, de splendides monastères. Elle est sans doute la moins connue des plus belles églises du Kosovo. Ses fresques figurent parmi les chefs-d’œuvre de la peinture ecclésiastique du XIV siècle. Si bien qu’en 2006, l’UNESCO lui reconnait une valeur universelle exceptionnelle en l’inscrivant sur la liste du patrimoine mondiale aux côtés du monastère de Dečani, du Patriarcat de Peć et du monastère de Gračanica. Solidarité Kosovo vous invite à découvrir l’histoire tumultueuse de ce site d’exception, victime comme ses fidèles des pogroms antichrétiens de 2004.
Notre-Dame de Prizren, rives de la Bistrica
L’histoire de cet édifice remonte aux premiers siècles de la chrétienté. Suivant les plans d’une ancienne basilique byzantine, l’église est fondée en 1306 par le grand roi bâtisseur Stefan Uroš II Milutin (1282-1321) à qui l’on doit notamment la forteresse de Novo Brdo et le monastère de Gračanica. Il a laissé ici une inscription sur l’abside à l’arrière du bâtiment : « J’ai renouvelé ce temple depuis sa toute première fondation. » Pour le roi Milutin, il s’agit d’offrir un siège prestigieux au diocèse de Prizren. L’église occupe alors une place centrale au sein des territoires de l’Église orthodoxe serbe qui a été reconnue comme indépendante –autocéphale- par le patriarcat byzantin de Constantinople en 1219. La nouvelle église est dédiée à l’Annonciation de Marie et elle reprend le nom grec des précédentes églises : Theotokos Éléousa (« Mère-de-Dieu-de-Tendresse »), qui est traduit en slave pour donner Bogorodica Ljeviška. En 1346, l’église est symboliquement élevée au rang de cathédrale.
Une église aux fondations byzantines
L’église, typiquement byzantine, est érigée entre 1306 et 1309 avec des murs en appareil cloisonné alternant la brique et la pierre. Les fresques sont quant à elles réalisées entre 1307 et 1313. Le chantier est confié à deux grands artistes de « l’école de la cour du roi Milutin » : les maîtres Nikola et Astrapas, dont les noms apparaissent dans l’exonarthex. Le premier est un architecte serbe à qui l’on doit plusieurs réalisations dans les Balkans, dont la magnifique église Saint-Georges-le-Martyr de Staro Nagoričane (Macédoine du Nord), elle aussi commanditée par Milutin. À Prizren, le maître Nikola élabore une église en forme de croix inscrite surmontée d’un dôme principal, de quatre dômes secondaires placés en diagonale et d’un haut clocher en façade. Pour ce qui est des fresques, certaines datant des années 1230 sont conservées. Mais la plus grande partie des murs et des plafonds sont décorés par le peintre grec Michalis Astrapas (« Michel l’Éclair », surnom dû au fait qu’il peignait vite) et son frère Eutychios, qui travailleront plus tard au décor du monastère de Gračanica.
Des fresques chefs-d’œuvre de la peinture ecclésiastique du XIV siècle
L’importance du patrimoine artistique de cette église est évidente dans deux séries de fresques témoignant du développement de la peinture médiévale. Trois fresques conservées du XIIIe siècle (Les Noces de Cana, Guérison d’un aveugle-né et La Vierge avec Jésus, le nourrisseur) impressionnent par la force de leurs couleurs et le format grandiose de leurs compositions.
Dans la deuxième série de fresques, réalisées entre 1310 et 1313, on distingue particulièrement les portraits de la famille Nemanjić et des ktitors, pour leurs dimensions exceptionnelles. La multiplication du nombre de personnages, l’importance du symbolisme, de l’allégorie et de la personnification mettent en évidence le changement de style survenu au XIVe siècle dans la peinture de fresques médiévale. En effet, les fresques témoignent de l’apparition du style de la Renaissance des Paléologues de Byzance. Il s’agit d’un style nouveau qui associe des éléments orthodoxes aux éléments de romans occidentaux pour en faire un style particulier.
Commandée par le Roi Milutin, dirigeant séculier et ecclésiastique serbe, l’église de la Vierge de Ljeviša illustre un style architectural particulier qui est le reflet exceptionnellement riche des tendances artistiques prévalant dans la Serbie médiévale – non seulement par leur architecture mais aussi par leurs fresques, leurs icônes, leur mobilier et jusque dans les œuvres littéraires qu’elles abritent. Du fait des idées progressistes de son riche mécène, l’église de la Vierge de Ljeviša se distingue tant dans la Serbie médiévale que dans tout le monde byzantin, dépassant de loin les frontières de leur environnement local. Aujourd’hui encore, malgré la folie destructrice des extrémistes albanais, elle reste un site religieux d’exception et un lieu de pèlerinage important pour les orthodoxes.
L’église est transformée en mosquée
L’allure générale du bâtiment a peu changé. Toutefois, au début de l’ère ottomane, vers 1517, l’église est transformée en mosquée. Celle-ci prend le nom d’Atik (« vielle » en turc), puis de Juma (« vendredi » en arabe). Le siège de l’éparchie est quant à lui transféré vers une église non identifiée de la ville, alors majoritairement peuplée de Serbes. Un minaret est construit au-dessus du clocher et un mihrab (niche indiquant la direction de La Mecque) est installé dans la partie sud. Les fresques et leurs représentations humaines, profanes au regard de l’islam, sont enduites de plâtre. Mais celui-ci adhère mal et des plaques se détachent. Si bien qu’en 1756, tous les murs sont martelés pour permettre une meilleure adhésion d’une nouvelle couche de plâtre. Au retour du Kosovo dans le giron de la Serbie, en 1912, le bâtiment redevient une église orthodoxe serbe. Le minaret et le mihrab sont retirés, mais l’on pense alors les fresques disparues. Il faut attendre 1950 pour que des scientifiques yougoslaves effectuent des sondages dans les murs et redécouvrent les vieilles peintures. Au bout d’un an de travaux, quelque deux cent fresques couvrant environ un tiers de la surface intérieure réapparaissent, toutes martelées, certes, mais pour la plupart bien conservées.
Église martyre
Lors des pogroms antiserbes du 17 mars 2004, l’église est malheureusement très sévèrement vandalisée et endommagée par un incendie volontaire au cours duquel un grand nombre des fresques intérieures seront détruites. Les extrémistes musulmans y font notamment brûler un nombre conséquent de pneus recouvrant toutes les fresques de suie. L’église est pillée à plusieurs reprises. Le dernier vol d’un fragment du toit a eu lieu le 13 avril 2011. Ce vol n’a fait jusqu’à ce jour l’objet d’aucune investigation. A cause du toit endommagé, l’humidité pénètre à l’intérieur de l’église, ce qui a des conséquences funestes pour l’état des fresques qui avaient bénéficié d’une rénovation partielle. Deux ans après les incendies, au vu de sa valeur artistique et historique exceptionnelle, l’église est inscrite sur la liste des « monuments médiévaux au Kosovo » du patrimoine mondial de l’Unesco ainsi que sur la liste du patrimoine mondial en péril.