En juillet dernier, trois bénévoles de l’association Solidarité-Kosovo se rendaient dans le village de Talinovac où un couple de Serbes venait d’être sauvagement assassiné. Décidé à dénoncer ce crime atroce, Nikola Mirkovic a écrit le témoignage poignant que nous vous livrons en avant-première ci-dessous. Le texte paraîtra sous forme d’article dans le magazine B.I (ex Balkans Infos) N°179 de septembre prochain (www.b-i-infos.com). Créé en 1996 par Louis Dalmas, ce mensuel inclassable auquel contribuait le général Pierre-Marie Gallois, a toujours soutenu et relayé les actions humanitaires de l’association Solidarité-Kosovo.
Le 6 juillet dernier, Milovan Jevtić et sa femme Ljiljana se reposaient tranquillement chez eux, dans leur maison un peu excentrée du village de Talinovac en Serbie, comme des milliers de vieux couples à travers l’Europe, contents de passer la soirée ensemble. A vrai dire Milovan et Ljiljana pourraient être n’importe quel couple européen, mais les Jevtić sont différents. Ce sont des Povratnici, c’est-à-dire des Serbes qui ont décidé de revenir vivre au Kosovo et en Métochie après les bombardements de l’OTAN en 1999 et les campagnes anti-serbes qui s’y sont enchainées depuis. Milovan et Ljiljana avaient réussi à surmonter leur peur et avaient décidé de revenir habiter chez eux, sur la terre de leurs ancêtres, malgré les menaces et la violence de certains voisins albanais. Ce fut une décision courageuse mais payée chère, très chère. Le vendredi 6 juillet 2012, huit ans après leur retour on a retrouvé leurs deux corps abandonnés, sans vie. Ils ont été assassinés froidement avec une arme de calibre 7.62.
Membre de l’association humanitaire Solidarité Kosovo qui aide les Serbes du Kosovo depuis 2004, et présent sur place dans le cadre d’une de nos missions, j’ai pu me rendre à Talinovac à côté d’Uroševac, quelques jours après ces horribles assassinats. Avec deux autres membres de notre association, Ivana et Arnaud, nous partons avec le responsable de notre antenne locale, le diacre Bojan, qui connaît bien le village et qui y avait déjà apporté de l’aide au nom de notre organisation.
Dans une petite maison de campagne blanche isolée au bout d’un chemin de terre, nous rencontrons sous un soleil de plomb, Branislav et Zorka. C’est un vieux couple de paysans serbes. Les mains burinés et le teint hâlé on a du mal à leur donner un âge mais ils ont le sourire et le sens de l’accueil des paysans serbes du Kosovo et de la Métochie. Ils nous invitent immédiatement chez eux comme si nous nous étions connus depuis toujours et répondent à nos nombreuses questions sur la situation et la vie des six derniers couples Serbes survivant dans ce village entièrement aux mains des Albanais.
L’accueil est très cordial mais masque mal une ambiance pesante et anxieuse. Dehors le soleil rayonne et la température avoisine les 40 degrés, on entend des rires d’enfants albanais au loin mais les visages de nos amis sont crispés. Ils sourient en nous servant le café serbe et des pâtisseries locales mais la tension est palpable. L’ombre de la mort n’est pas loin. Leurs vieux amis Ljiljana et Milovan, chef de la petite communauté serbe de Talinovac, ont été assassinés il y a une semaine à peine à quelques centaines de mètres de là. C’est dans cette atmosphère surréelle que nous passons notre après-midi avec Branislav et Zorka qui nous racontent la vie des derniers Serbes, tels les derniers des Mohicans, de Talinovac.
Victimes des bombardements de 1999, ils ont du fuir au nord de la Serbie pendant que des Albanais chassaient les Serbes et dépouillaient leur maison, celles des membres de leur famille et de leurs voisins, les désossant jusqu’au béton et s’acharnant contre tout bien serbe de la région. Juste à côté de la maison de nos amis on voit encore les restes de la maison du frère de Branislav, que nous visitons. De cette ruine il ne reste plus que les fondations, quelques pans de murs et des bouteilles de vins explosés sur des gravats dans lesquels les herbes sauvages ont pris racine. On se rend immédiatement compte à quel point seule la haine a pu provoquer une telle destruction.
La maison de Branislav et Zorka était dans le même état mais ce couple de paysans serbes est de la trempe des héros de jadis : ils sont courageux, amoureux de leur terre et obstinés ; terriblement obstinés. Pour eux, quel que soit le rapport de force, quel que soit le nombre d’extrémistes en face et la rage qui les motive, ils ne quitteront plus le Kosovo.
Dans ce village de Talinovac, il y avait presque une centaine de foyers serbes en 1999. Ils étaient sept au début du mois de juin, ils ne sont plus que six aujourd’hui et il n’y a plus d’enfants. Ces six couples sont tous des personnes âgées qui ont été expulsées de chez elles manu militari et qui ont néanmoins décidé de revenir avec le programme de retour des Nations Unies. Ce programme est un gage de bonne conscience et une hypocrisie sans nom. Officiellement ce programme paye pour réhabiliter les maisons pillées et détruites par les Albanais et encourage le retour des Serbes mais uniquement dans les villages où ils avaient leurs biens, c’est à dire en plein milieu de leurs agresseurs !
En fermant les yeux sur les nombreuses exactions commises contre les Serbes depuis l’arrivée de l’OTAN en 1999, les instances internationales ont passivement contribué à l’exode des Serbes du Kosovo et de la Métochie. De même, un programme efficace aurait pu être mis en place afin de permettre aux Serbes de revenir dans des zones majoritairement serbes comme il en existe encore quelques unes au Kosovo et en Métochie. Là-bas, ces povratnici auraient une vie sociale plus « normale » et craindraient moins pour leur sécurité. Mais le programme des Nations Unies est formel pour Branislav et Zorka : on vous reconstruit une maison de 50m² à la place de votre ancienne maison de 100m² au milieu de vos bourreaux ou alors on ne vous donne rien. Que peuvent réellement espérer nos amis dans un tel contexte ? Ils sont clairement dans le couloir de la mort mais ils ont néanmoins décidé de risquer leur vie pour montrer qu’ils ne se soumettront jamais et qu’ils resteront jusqu’au bout.
Pour les familles serbes de Talinovac, comme dans de nombreuses autres enclaves, il n’y a pas d’eau courante et l’électricité est régulièrement coupée. Pour survivre ils reçoivent une petite pension de Belgrade et comptent sur un élevage de poules dans leur cave et un petit jardin potager pour s’alimenter tout au long de l’année. Il n’y a pas d’épicerie serbe à Talinovac. Le premier magasin serbe est à plusieurs kilomètres et il faut qu’ils y aillent escortés par la police s’ils ne veulent pas risquer leur vie. Nostalgique, Branislav se remémore le temps où il avait des vaches, des cochons et où il pouvait labourer sa terre et s’épanouir dans son travail comme un homme digne. Il nous raconte également la joie des fêtes serbes où tout le village était invité pour célébrer Pâques, une belle moisson ou la Slava, fête traditionnelle de chaque famille. Aujourd’hui il n’y a plus de cochons, plus de joie et plus de fêtes de village pour les Serbes de Talinovac. Pour les grandes occasions, ils se retrouvent entre eux.
Depuis l’opération «Force alliée» et l’arrivée de l’OTAN, de l’ONU et de l’Union européenne au Kosovo et en Métochie il y a eu plus de 1 000 assassinats de Serbes dans le berceau-même de leur nation. Plus de 150 églises ont été détruites dont plusieurs datant du Moyen-Age pendant que les puissances pétrolières arabes finançaient la construction de 450 nouvelles mosquées. Rien qu’entre 2006 et 2011, c’est à dire après le pogrom de 2004, il y a eu, d’après le Ministère de l’intérieur serbe, 1 372 attaques contre des Serbes occasionnant, entre autres, 242 blessés, 23 maisons brûlées, 154 maisons endommagées et pillées, 268 maisons et 44 sites religieux détruits, 198 tombes profanées, 167 véhicules endommagés, 51 forêts brûlées et 226 bovins volés . Silence, au Kosovo, on purifie !
Contrairement à ce que prétendent les hérauts du Kosovo indépendant et certains médias, le nettoyage ethnique visant à éradiquer les Serbes se poursuit bel et bien et l’Occident laisse disparaître un peuple de sa propre terre sans intervenir.
Il n’y a pas un jour qui ne passe sans qu’il y ait des incidents contre les Serbes au Kosovo. Pris à partie, houspillés, insultés, raquettés, volés et tués, voilà la vie des Serbes en 2012 dans une Europe qui se gargarise des droits de l’homme et de la défense des minorités. Branislav et Zorka sont un couple courageux et jusqu’au-boutiste mais quel est leur réel avenir ? Quel est le véritable avenir pour ces Serbes qui vivent dans des enclaves et que l’on tue à petit feu ? Pour s’assurer qu’ils sont encore en vie, leurs quatre filles, qui ne vivent pas dans le même village, les appellent à tour de rôle chaque jour. Dès que la tombée de la nuit approche les Serbes se barricadent. Une scène ordinaire pour vous et moi se transforme vite en scénario catastrophe pour les derniers Serbes de Talinovac. Des phares de voiture, un crissement de pneu, un craquement dans une plinthe dans la maison, un bruit sourd au lointain éveillent les pires soupçons en une fraction de seconde. L’angoisse s’est emparée de ses résistants dont le courage n’a d’égal que la folie. Car il ne faut pas oublier que ces Serbes peuvent paraître insensés mais ce sont de véritables héros. Ils auraient pu trouver refuge dans des appartements en Serbie centrale que l’Etat serbe donne aux réfugiés du KosMet. Ils auraient pu mieux vivre de leurs retraites auprès des leurs mais ils ont pris la décision hautement symbolique de revenir habiter chez eux. En plein territoire hostile, au milieu des assassins de leurs voisins les Jevtić , de simples paysans Serbes, bravent la raison et les interdits pour dire que, eux, n’abandonneront jamais.
Mais loin des propos enflammés ou du désir de vengeance, Branislav et Zorka ont un discours rasséréné, humble et dévoué. A la question « pourquoi êtes vous venus revivre ici ? », ils nous répondent avec un naturel déconcertant : « Parce que ici, c’est chez nous. »
Nikola Mirkovic