Compte rendu de la mission de juillet 2008

Solidarité Kosovo : le récit de notre septième voyage humanitaire

Il est déjà 22h00, ce mercredi 9 juillet, quand nous quittons Grenoble. Nous savons qu’un long voyage de 24 heures de route nous attend. Nous franchissons les différentes douanes avec plus de facilité que lors de notre convoi de Noël car nous sommes partis, cette fois ci, en voiture de tourisme. Pourtant, dans le coffre, du matériel de sécurité (en règle) pour un montant de 5 000 euros c attend d’être livré aux Serbes du Kosovo. La route que nous prenons traverse toute l’ex-Yougoslavie. Les panneaux autoroutiers indiquent des villes aux noms qui ne nous sont pas inconnus et qui nous rappellent les terribles épreuves des années 90 : Vukovar, Sarajevo… Après Belgrade nous prenons la direction du Kosovo. Nous franchissons sans aucune difficulté la première douane serbe qui marque l’entrée du Kosovo. Nous redoutons la douane de l’ONU qui nous avait spoliés de 275 euros d’ « assurance » en décembre dernier. Mais quelle surprise, celle-ci est quasi inexistante : un simple contrôle des passeports suffit. Depuis son incendie en février dernier, lors de la manifestation contre l’indépendance du Kosovo, la douane ne fonctionne quasiment plus. Nous arrivons à Kosovska Mitrovica alors que la nuit est déjà tombée.

Le lendemain matin, nous retrouvons les responsables de la communauté serbe que nous connaissons depuis maintenant quatre ans. Ils sont toujours là, au côté de leurs concitoyens, prêts à défendre leurs droits et leur liberté. C’est à eux, cette fois ci, que nous allons livrer le matériel de télécommunication et de vidéo surveillance qui sera installé aux abords de l’université et des zones à risque. Je remets les cartons neufs à Ilija. Ilija (prononcez : Iliya) est ingénieur de formation. Il a perdu deux de ses oncles durant cette guerre. L’un d’eux a été battu par les Albanais dans sa propre maison, avant que d’une fenêtre il ne se jette dans la rivière pour échapper à ses agresseurs et qu’il ne soit abattu par un tir en rafale d’arme automatique. Il est mort anonymement, comme des milliers d’autres Serbes, absents des statistiques.

L’objectif principal de cette mission de juillet est rempli. Le soir venu, nous sommes invités au restaurant traditionnel serbe où nous pouvons manger des spécialités gastronomiques qui pourraient rassasier même un lion affamé… Et c’est avec un certain soulagement et le sentiment du devoir accompli que nous allons nous coucher, ignorants que les jours à venir allaient être riches …et fatigants.
Je m’adresse à trois jeunes Albanais d’une vingtaine d’années, en anglais. Le regard et le ton mauvais…

Samedi, nous décidons de partir à Visoki Dečani, célèbre monastère serbe du Kosovo, classé au patrimoine mondial de l’humanité. L’édifice est situé en zone albanaise, près de la ville albanaise de Deçanë. Nous devons traverser le pont pour prendre la direction de Peč. Celle-ci était autrefois une ville serbe qui avait été choisie, dès 1271, pour abriter le patriarcat de l’église serbe. Le patriarcat est aujourd’hui protégé par des militaires et l’on ne trouve plus à Peč que des Albanais et des mosquées. La ville est animée, mais nous ne croisons aucun panneau de signalisation. Bel et bien perdus, nous devons demander notre route. Je m’adresse à trois jeunes Albanais d’une vingtaine d’années, en anglais. Le regard et le ton mauvais, ils ne me répondent pas et viennent regarder ma plaque d’immatriculation. Les Serbes qui doivent communiquer avec des Albanais le font généralement en anglais afin d’éviter les problèmes. Sans doute ont-ils voulu vérifier ma nationalité… Pourtant, voyant que j’étais Français, l’un d’entre eux m’adresse ce que je pense être des injures (les gestes suffisent parfois à comprendre la langue…) Les premiers militaires français débarqués au Kosovo avaient la réputation d’être plutôt pro-Serbes.

Après quelques cafouillages et deux gros check points de la KFOR italienne, nous arrivons enfin au monastère. Sublime ! C’est le premier mot qui me vient à l’esprit. L’immense porte par laquelle nous entrons était autrefois une tour de trois étages que les Ottomans ont malheureusement détruit. A l’intérieur de l’enceinte nous apercevons la célèbre église qui renferme le tombeau du saint Stefan Dečanski, bâtisseur du monastère. Nous rencontrons différents moines qui nous font visiter les lieux : la ferme, les ruches, l’atelier d’iconographie, la menuiserie… Les religieux vivent en quasi autarcie et fabriquent tout eux-mêmes. Nous sortons ensuite de l’enceinte du monastère pour aller visiter le verger. Un mur est en train d’être construit car les Albanais des environs (Visoki Dečani est un monastère totalement isolé en partie albanaise et coupé du reste des Serbes) viennent régulièrement piller le verger et couper le pied des arbres ! Nous apercevons un toit et un mur endommagés. Le moine nous explique que ces dégâts ont été causés par une grenade jetée par un terroriste albanais l’année dernière. Par chance, personne ne se trouvait à cet endroit au moment de l’explosion. Les moines nous invitent ensuite à partager leur repas et à rester dormir au monastère. Leur hospitalité n’a d’égal que leur gentillesse dont nous nous souviendrons. Dormir à Visoki Dečani a quelque chose de magique. Même si cet endroit a connu des attentats, même si ce sont les seuls soldats de la KFOR qui permettent encore son existence, sa survie, on y ressent une troublante atmosphère de paix et de recueillement.

Le lendemain, nous passons chercher un ami qui habite dans l’enclave serbe de Banja, près de la ville albanaise de Rudnik. Pajo (prononcer : Payo), puisque c’est ainsi qu’il se nomme, vivait autrefois à Srbica. Dans cette ville résidaient aussi une dizaine de familles serbes qui ont toutes été chassées en 1999. Le village se nomme désormais « Skenderaj » et n’est plus peuplé que d’Albanais. Srbica/Skenderaj a été l’un des bastions historiques de l’UÇK (milice albanaise) et fut le théâtre de sanglants combats. Un immense monument à la gloire de l’UÇK est visible depuis la route à l’entrée de la ville. Depuis bientôt dix ans, Pajo habite donc à Banja. Le village était, il y a peu, relié par une navette à Kosovska Mitrovica (où vivent 20 000 Serbes). Deux fois par semaine la navette, protégée par la KFOR, effectuait son trajet sur une route dangereuse. Mais un jour de l’année 2000, alors que la navette était bondée (80 passagers à l’intérieur pour un maximum de 50 places), un Albanais a tiré une roquette qui a touché le bus de plein fouet. Il y eut plusieurs dizaines de blessés graves, aux brûlures horribles, et de nombreux morts. Les militaires n’ont pu intervenir, et le terroriste, caché dans un buisson, a pris la fuite dans les collines. Pajo était dans ce bus. Presque indemne physiquement mais traumatisé par cet évènement, il refuse aujourd’hui encore de monter dans un bus. Là-bas, tous les Serbes ont une douleur cachée.

C’est avec Pajo que nous partons dans deux enclaves isolées au sud du Kosovo, espacées de trois kilomètres : Orahovac et Velika Hoča. Ce sont les deux enclaves les plus isolées du Kosovo. Neuf cents personnes environ y vivent, dont 150 enfants. Il faut compter deux heures de voiture pour rejoindre l’hôpital le plus proche dans lequel peuvent aller les Serbes : celui de Kosovska Mitrovica. Nous discutons avec l’un des responsables serbes d’Orahovac qui nous raconte l’histoire de ce village. Il y a ici 300 Serbes qui vivent dans les quartiers situés en hauteur de ville. Plus bas, séparés par des murs invisibles et des barbelés prêts à l’emploi, résident 10 000 Albanais. On peut voir depuis la partie serbe une immense mosquée à double minaret ainsi qu’une seconde, sur laquelle flotte le drapeau vert frappé des inscriptions arabes de l’Islam. En visitant la partie serbe nous entendons soudain l’appel du Muezzin. Il est 13h00. Nous croisons un jeune Serbe qui monte le son de son walkman au maximum afin de ne pas entendre le cri des conquérants. Geste normal d’un adolescent révolté. Plus tard, nous préparons les modalités de notre prochaine venue en décembre afin de faire parvenir de l’aide humanitaire dans cette enclave.

Nous nous rendons ensuite à Velika Hoča. Ce village abrite 13 églises et monastères. Ici ne vivent que des Serbes (environ 600). Nous visitons plusieurs églises ainsi qu’un monastère de seulement quatre moines. C’est dans cette enclave qu’est fait le meilleur vin des Balkans. Nous viendrons, ici aussi, livrer du matériel en décembre prochain.

En revenant vers Kosovska Mitrovica nous nous arrêtons dans l’enclave de Goraždevac (à côté de Peč). Nous avions fourni de l’aide humanitaire à cette enclave de 1 000 Serbes lors de notre dernière campagne humanitaire, destinée aux enfants, à Noël. Nous reviendrons cet hiver, comme promis, leur apporter encore plus d’aide et de matériel. Nous visitons l’enclave avec Radovan, que nous avions rencontré la veille au monastère de Visoki Dečani. Il nous montre une très vieille église serbe faite de bois. Ici, on raconte que c’est elle qui a protégé le village lorsque les habitants ont dû fuir en 1999 pour échapper aux milices de l’UÇK. Goraždevac est devenue tristement célèbre en août 2003, après que deux enfants qui se baignaient dans la rivière aient été tués à l’arme automatique. Depuis, les enfants vont dans une piscine qui a été financée par la Serbie. Plus question d’aller dans la rivière, l’endroit est bien trop dangereux.

La guerre « est terrible car elle m’a pris mon frère, mais si demain je dois la faire au risque de mourir alors je la ferai, car c’est pour défendre ma terre »

De retour sur Kosovska Mitrovica je suis invité chez des amis serbes qui vivent à Domaljina (située à environ cinq kilomètres au nord de Mitrovica). Les nombreux voyages humanitaires auxquels j’ai participé m’ont permis de tisser des liens forts avec de nombreux Serbes de la région. C’est cette immersion dans « la vie de tous les jours » qui me permet d’appréhender au mieux les problèmes rencontrés par les Serbes du Kosovo Métochie. Je discute avec un jeune de mon âge, que je ne connaissais pas auparavant. Il vit à Belgrade et étudie ici, à Kosovska Mitrovica. Au fil de la discussion nous abordons les problèmes du Kosovo. Il m’apprend qu’il est originaire de la ville de Peč. Avant la guerre, il y vivait dans un appartement avec sa famille. Son grand frère, alors âgé de 13 ans, a été tué d’une balle dans la tête tirée à bout portant par un Albanais d’une trentaine d’années. C’était dans son appartement et il a vu le cadavre sans vie de son frère. Je suis moi-même gêné car je sens encore des sanglots dans sa voix. « Je n’ai cessé de pleurer pendant des semaines » me dit-il. Sa famille a alors quitté Peč pour s’installer à Belgrade. Un de ses amis de Peč qui n’avait pas fui a été égorgé et sa tête a été exposée dans la rue. Il n’avait que 15 ans… On comprend mieux, maintenant, pourquoi il n’y a plus aucun Serbe à Peč. On ne comprend pas, en revanche, ce qu’a fait la KFOR à cette époque pour empêcher les massacres ! Ce jeune homme me montre alors sa jambe, elle est entièrement bandée. Il ôte le bandage et je vois qu’un trou transperce son mollet. C’est une balle de sniper qui l’a touché. Il était en première ligne durant les émeutes des 17 et 18 mars 2008. Les soldats des forces internationales ont tiré à balles réelles pour bloquer les affrontements et il a été touché. Il a fallu plusieurs opérations et 47 jours d’hôpital pour le remettre sur pied. A seulement 20 ans, il a connu plus de tragédies que toutes les personnes que j’ai pu rencontrer en France. La guerre, contrairement à ce que peuvent penser certains, n’est ni drôle, ni désirable. La guerre, pour reprendre ses mots, « elle est terrible car elle m’a pris mon frère, mais si demain je dois la faire au risque de mourir alors je la ferai, car c’est pour défendre ma terre ». C’est là-dessus que nous avons conclu la soirée.

Notre voyage au Kosovo s’achève. Nous repartons en France le cœur plein de souvenirs avec le sentiment d’avoir accompli du bon travail, même si nous aimerions en faire beaucoup plus. Depuis que nous avons lancé notre appel d’urgence pour aider les Serbes du Kosovo, en février dernier, nous avons livré pour 12 000 euros de matériel de sécurité. Ce petit grain de sable dans les rouages du gigantesque problème kosovar impliquant Russie et Etats-Unis est pourtant d’une nécessité extrême. Nous savons que ce matériel sera utilisé à bon escient et qu’il sauvera peut-être la vie des nombreux civils serbes qui vivent dans les enclaves du Kosovo ou au nord de Kosovska Mitrovica. Les Serbes du Kosovo savent désormais qu’ils peuvent compter sur une poignée de Français toujours prêts à honorer l’amitié séculaire qui lie nos deux patries. Ce septième voyage humanitaire de Solidarité Kosovo depuis janvier 2005 a prouvé, si besoin était, que nous non plus, nous ne lâcherons pas ! 

Arnaud Gouillon
Président de Solidarité Kosovo