DE L’AUTRE COTE DU PONT
Nous sommes le samedi 23 décembre. En début de soirée, alors qu’il fait déjà nuit, nous partons de Grenoble avec deux véhicules bourrés de jouets et de vêtements chauds. Nous savons que la route sera longue et fatigante, et pourtant aucun de nous quatre n’a d’appréhension : l’appel de l’Europe est plus fort !
5H00 du matin, les yeux se ferment, les muscles font mal, nous décidons de faire une pause pour dormir. Nous sommes à proximité de Ljubljana en Slovénie. Dehors il fait -10°C. Mais qu’importe ! Durant notre adolescence, nous sommes tous passés par cette école de vie qu’est le scoutisme : une nuit au frais ne pourra que nous revivifier. Trois heures plus tard, nous sommes déjà au volant de nos véhicules. Les kilomètres défilent et nous voyons bientôt se profiler au loin le check point de l’ONU qui marque l’entrée du Kosovo. Il faut dire que nous avons passé les frontières précédentes sans difficultés. Il semblerait que notre méconnaissance totale du Serbo-croate nous ait rendu service puisque aucune « négociation » n’était possible avec les douaniers. Là où nous avions attendu 6h00 l’année passée, laisser 200€ de frais, 110€ d’assurances, nous sommes passé en quelques minutes. « Do you speak english ?» nous demande une charmante demoiselle de l’ONU. Cette fois-ci il va falloir tout expliquer : notre venue au Kosovo, ce que nous emmenons, et pourquoi nous le faisons. Tout se déroule parfaitement grâce aux papiers officiels préparés avec les douanes françaises, et une demi heure plus tard, 100 € en moins (assurance Kosovo) nous repartons en direction de Mitrovica. Les souvenirs reviennent : les ponts massifs en fer, la montagne « pyramide » sur la droite, la cheminée géante d’une usine désaffectée sur la gauche, nous indiquent que nous approchons de notre but. Et puis Kosovska Mitrovica. Enfin ! Il est 22h00 ce dimanche, nous roulons donc depuis plus de 26 heures. Deux chambres ont été réservées par nos amis serbes au « BB Hôtel » dans lequel nous retrouvons Marco accompagné de sa petite amie. D’une carrure imposante mais d’une gentillesse incomparable, Marco, un Résistant Serbe de la ville, est notre interlocuteur principal depuis la France. Avec lui, nous planifions le déroulement de notre séjour dans la province.
Le lendemain nous rencontrons Dragan, un acteur majeur de la vie locale. Dragan est ingénieur de formation. Son histoire est celle de nombreux Serbes de Mitrovica. Lorsqu’il termine ses études en 1999, la guerre éclate. Il se retrouve en première ligne pour défendre le pont de Mitrovica, où il est gravement blessé par une balle « doom doom ». Il restera 2 mois sur un lit d’hôpital. Nous parlons longuement avec lui de la situation du Kosovo mais aussi de celle de la France qui, et cela a été une de nos grandes surprises, est bien connue de nombreux Serbes. Emeutes, meurtres, bagarres en permanence : pour lui pas de doute, ce que nous connaissons aujourd’hui en France est ce que le Kosovo a connu il y a dix ans. Pourrons-nous changer le destin tragique qui nous attend à l’horizon d’une petite décennie ? Dragan en doute. Nous rencontrons également « Moustache », c’est ainsi qu’il est surnommé là-bas. Personnage fort sympathique d’une cinquantaine d’années, il vit dans une enclave Serbe au sud du Kosovo, dans la partie Albanaise. Là-bas, une « enclave » c’est un village d’Astérix entouré de camps Albanais. Pas moyen d’en sortir sans risquer l’accrochage. Les déplacements de nuit sont à proscrire. Toute panne de véhicule hors de l’enclave peut être tragique. Nous planifions avec Moustache le trajet que nous effectuerons le lendemain pour distribuer jouets et vêtements chauds dans trois enclaves particulièrement exposées qu’il connaît bien.
Mardi, réveil matinal pour une journée chargée, nous retrouvons Moustache devant l’hôtel et nous partons en direction du premier village : BAHJE. Nous passons coté Albanais, de l’autre coté du pont. Les minarets des mosquées que l’on voyait depuis le coté Serbe apparaissent encore plus grands, encore plus terrifiants, et nous semblent autant de flèches plantées en plein cœur de la Serbie, en plein cœur de l’Europe ! Nous traversons une bonne partie du Kosovo, le paysage est vraiment magnifique, le terrain vallonné nous rappelle les Cévennes françaises avec d’immenses montagnes enneigées en arrière plan. Il y a un peu de France sur ces terres ! A flan de colline, nous apercevons BAHJE : à peine quelques maisons coupées du monde, un petit troquet et surtout une crèche remplie d’enfants. Plusieurs surprises nous attendent ici. La première est la présence d’un interprète : « Payo » (encore un sobriquet !). A 23 ans, Payo parle 4 langues dont le Français qu’il a appris avec les militaires Français qui protégeaient son village des attaques Albanaises. Protection malheureusement insuffisante puisque cette nuit encore, 40 vaches et du bois ont été volés par les Albanais. Après les tracteurs, cela commence à faire beaucoup pour cette petite communauté. Nous allons en direction de la crèche pour faire une première distribution de cadeaux. Avant de commencer, les enfants ont voulu nous en faire un également. Tour à tour, plusieurs d’entre eux ont fait des récitations de Noël et pour finir nous ont offert une carte en papier avec des mots de remerciements…cela nous est allé droit au cœur. Le sourire des enfants et des quelques parents lors de la distribution nous réchauffe intérieurement malgré le froid qu’il fait dehors.
Nous partons ensuite pour CRICOLEZ et OSOJANE où nous rencontrons les deux directeurs d’écoles. Nous avons le sentiment qu’au-delà du matériel que nous emmenons, c’est notre présence qui importe. La venue de quatre représentants d’une association financée et soutenue par des centaines de personnes compte plus que tout à leurs yeux. Les habitants du village d’ OSOJANE avaient été chassés durant la guerre en 1999, une partie d’entre eux est revenue en 2001 sous la dynamique imposée par le directeur d’école qui décida, malgré les risques, de continuer à faire vivre le village, notamment en rouvrant l’école. Ils étaient à peine six élèves les premiers temps : ils sont plus d’une cinquantaine aujourd’hui. Ici, la réappropriation du territoire a commencé ! Les véhicules vides et notre mission accomplie nous repartons en direction de Mitrovica. Une journée comme celle-là nous fait comprendre la situation complexe du Kosovo mieux qu’aucun livre ou qu’aucune conférence ne le pourrait. Nous en ressortons à tout jamais changés.
« Moustache » ne sait pas comment nous remercier, il a le visage souriant comme un gamin de dix ans, et nous lisons la joie dans ses yeux. Pas besoin de paroles, malgré la barrière de la langue le message passe quand même.
Nous nous retrouvons tous au « BB Hôtel » pour déguster le verre de l’amitié rempli de Slivovica. J’ai en face de moi Dragan, Payo et Moustache. Ces trois personnages avec qui je trinque ne sont plus des « contacts Serbes à Mitrovica », ce sont mes camarades et mes amis ! Demain nous repartirons pour la France, le cœur rempli de souvenirs et de choses à raconter. Et c’est d’une accolade fraternelle que nous nous disons « A bientôt en terre d’Europe! »
Arnaud Gouillon