Entretien paru le 31 janvier 2011 dans la revue « Monde&Vie »
Monde et Vie : Marion Chevtzoff, avec une équipe de Solidarité Kosovo, vous vous êtes rendus au Kosovo juste après Noël. Qu’alliez-vous y faire ?
Marion Chevtzoff : Depuis 2004, des membres de notre association se rendent plusieurs fois par an dans les enclaves serbes du Kosovo, afin d’apporter à leurs habitants un soutien à la fois matériel et moral. Cet hiver, nous avons organisé notre treizième convoi. Nous avons quitté la France le 26 décembre et, après avoir couvert 1 800 kilomètres avec deux camions remplis de matériel scolaire, de matériel de sport, de jouets et de vêtements, sommes arrivés le lendemain à Kosovska-Mitrovica, où nous sommes restés jusqu’au 1er janvier.
M&V : C’est une longue route… Les Kosovars musulmans ne vous créent-ils pas de difficultés, lorsqu’ils voient que vous vous rendez dans les enclaves serbes ?
M.C. : C’est une longue route, en effet : nous traversons l’Italie, gagnons Belgrade, après quoi il nous reste encore 300 kilomètres. Nous passons la frontière internationale, tenue par l’ONU. Lorsque nous passons en zone sud, côté Albanais, et que les douaniers nous demandent où nous allons et quels sont nos contacts, les choses se compliquent un peu : on nous demande de nombreuses pièces administratives et ces tracasseries peuvent prendre un certain temps. Lors du convoi organisé au mois de mai dernier, les formalités administratives nous ont fait perdre six heures : nous avons compris ce que vivent les Serbes au Kosovo… Ensuite nous rejoignons Mitrovica par de petites routes. Cette petite ville est coupée en deux : au nord s’étend la zone serbe, où vivent 20 000 Serbes, avec une petite église construite sur les hauteurs. Au sud, la partie albanaise est peuplée de 80 000 personnes et dominée par plusieurs minarets. Entre les deux coule la rivière Ibar au-dessus de laquelle passe un pont, placé sous le contrôle de soldats français de la Kfor.
M&V : Les soldats français sont donc encore présents au Kosovo ?
M.C. : Oui. En 1999, il y a eu un décalage entre le retrait des troupes serbes et l’arrivée de celles de la Kfor, que les Albanais ont mis à profit pour dévaster les villages serbes. Les Français se sont déployés après ces événements et il en reste encore environ 8 000, qui protègent la population serbe, mais leur nombre diminue – officiellement parce que les choses sont censées mieux se passer entre Serbes et Albanais, en réalité en raison des coupes budgétaires pratiquées par le gouvernement français. C’est ainsi que les églises serbes, hier encore gardées par les militaires français, le sont aujourd’hui par le KPS, la police kosovare, composée de musulmans de l’Uceka dissoute, qui naguère brûlaient ces mêmes églises. On conçoit que les Serbes ne leur fassent pas confiance… Les troupes de la Kfor continuent cependant de protéger les lieux les plus menacés, comme le monastère de Decani, que les musulmans ont tenté de détruire à plusieurs reprises.
M&V : Entre Serbes et Albanais, la situation a-t-elle évolué et les tensions se sont-elles calmées ?
M.C. : Les tensions subsistent et les affrontement dégénèrent parfois, comme en septembre dernier : à l’issue d’un match gagné par la Turquie contre la Serbie en demi-finale du championnat mondial de basket-ball à Istanbul, de nombreux Albanais se sont porté vers l’enclave Serbe de Mitrovica, en criant : « Turquie ! Turquie ! » Les soldats français les ont stoppés, mais ont essuyé des jets de pierres. Les Serbes sont régulièrement agressés et subissent de très fortes pressions pour les faire partir. Ils ne peuvent quasiment pas sortir des enclaves entourées de barbelés où ils vivent, et sont parfois tabassés, comme à Zac, un village serbe détruit lors des pogroms de 1999 et dont tous les habitants avaient été chassés. En 2010, certains ont décidé de s’y réinstaller. Les Albanais devaient en théorie rebâtir leurs maisons, mais n’ont rien fait. Ces Serbes vivent dans des camps de réfugiés, sous la tente, par des températures très froides en hiver. Ils ont fait l’objet de nombreuses agressions : au mois de décembre, un chef de famille y a été roué de coups et ils ont été à cinq reprises la cible de tirs à l’arme automatique depuis le mois d’avril.
Les pressions sont souvent plus sournoises : on exproprie les vergers et les pâtures appartenant aux églises, on multiplie les coupures d’électricité… Pour vous donner une idée de l’ambiance qui règne sur place, cet hiver nous nous sommes rendus dans l’enclave d’Orahovac, un ghetto serbe très pauvre, situé sur les hauteurs de la ville. Arrivés à un no man’s land parsemé de maisons brûlées, le pope qui nous le faisait visiter nous a dit de continuer seuls : il ne lui était pas permis de continuer plus loin, il aurait risqué de se faire agresser. Voilà 12 ans que la guerre est terminée et les chrétiens ne peuvent ni sortir de leurs ghettos, ni circuler, ni commercer, ni travailler. Si nous voulons apporter de la nourriture à l’enclave serbe de Zac, nous sommes par exemple contraints de l’acheter en zone albanaise. Pourtant, personne ne semble s’émouvoir de ces discriminations flagrantes. Résultat : en 1999, les Serbes représentaient 12 % de la population du Kosovo, contre 4 % aujourd’hui … Le nettoyage ethnique est en cours.
M&V : Qui est à l’origine de ces persécutions ?
M. C.: Tantôt le pouvoir albano-kosovar en place, tantôt les extrémistes albanais. L’ensemble des Albanais se sentent assurés de l’impunité, depuis le jeune qui frappe un père de famille serbe, jusqu’au chef du gouvernement. Il faut savoir que l’actuel premier ministre du Kosovo est accusé par un rapport émanant du Conseil de l’Europe d’avoir organisé, en 1999, un trafic d’organes sur quelque 400 Serbes et non-Albanais… Les Serbes demeurent sous la menace de pogroms comme il s’en est produit en 2004, au cours desquels une trentaine d’églises ont été incendiées, plusieurs villages détruits et dix-sept personnes assassinées, sans que le pouvoir albanais ait procédé à aucune arrestation, ni condamnation.
M&V : Les destructions d’églises ont-elles été nombreuses ?
M. C.: Oui. Il faut savoir qu’il y a au Kosovo de nombreux monastères et églises, très anciennes : ce sont des joyaux architecturaux de l’école de Raska, qui datent des douzième, treizième et quatorzième siècles et font le lien entre le style byzantin et l’architecture romane. 150 de ces églises ont été détruites au bulldozer ou dynamitées depuis 1999, dans l’indifférence générale et sans que ce vandalisme émeuve les grands médias. Parallèlement, environ 400 mosquées ont été construites, financées pour beaucoup par l’Arabie saoudite.
M&V : Comment les Serbes envisagent-ils l’avenir ?
M. C.: Ils ne veulent pas partir et font des enfants : ils relèvent ainsi le défi démographique, mais n’ont pas de perspectives d’avenir. Ils ne savent pas si, dans un mois ou dans un an, ils ne seront pas contraint de quitter leur village et si leurs maisons ou leurs églises ne seront pas brûlées. Ils ne peuvent pas travailler dans des entreprises albanaises. Leur agriculture leur assure une autosuffisance, mais il leur est interdit de vendre leur production sur les marchés et ils manquent donc d’argent pour acheter ce qu’ils ne peuvent pas produire eux-mêmes : du sucre, par exemple. Ils ne disposent pas de hangars munis de chambres froides pour stocker et conserver les produits. Les quelques congélateurs qu’ils possèdent ne sont pas fiables à cause des fréquentes coupures d’électricité qu’ils subissent. Il doivent donc consommer la nourriture tout de suite, sans pouvoir faire de réserves. On comprend donc que les jeunes Serbes soient poussés à l’exode pour trouver un travail ailleurs. Ce qui est remarquable, c’est qu’ils soient si nombreux à vouloir rester.
M&V : Vous êtes Français. Comment êtes-vous perçus par cette population, alors que la France a participé aux bombardements contre la Serbie ?
M. C.: Nous sommes d’autant mieux accueillis qu’ils se souviennent de la traditionnelle amitié franco-serbe et restent très francophiles. Le plus beau monument de Belgrade est dédié à la France… Après les bombardements de 1999, auxquels les Français ont en effet participé, ils disaient : « Les Américains nous ont tués, mais les Français nous ont brisé le cœur. » En 2008, la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo par la France a été d’autant plus douloureusement ressentie que Nicolas Sarkozy s’est précipité pour le faire : notre pays a été le troisième à reconnaître le Kosovo, après les Etats-Unis et l’Afghanistan… Le comportement exemplaire des militaires français sur place a cependant contribué à redorer le blason de la France et à restaurer le traditionnel lien d’amitié franco-serbe. Les soldats français voient bien où sont les victimes et ont naturellement plus d’affinités avec cette population chrétienne : à Mitrovica, quand ils sortent, c’est du côté serbe, il y a eu des mariages entre certains d’entre eux et des femmes serbes. Ce sont aussi les Français qui ont protégé les monastères menacés. Avec les Italiens, ils sont beaucoup plus présents sur le terrain pour protéger la minorité serbe que les Allemands ou les Américains. La population le sait et nous sommes toujours chaleureusement accueillis. Les Serbes sont pauvres, mais très hospitaliers. Ils nous disent : « Venez nous voir, même si vous n’apportez rien. Cela nous fait du bien, nous sommes isolés. »
Propos recueillis par Hervé Bizien
1er encadré :
Depuis 2004, Solidarité Kosovo rompt l’isolement des enclaves serbes
Solidarité Kosovo a été créée en 2004 par Arnaud Gouillon et une petite équipe de bénévoles, conscients de la nécessité d’aider la population serbe du Kosovo, très éprouvée par la guerre. « Les pogroms anti-Serbes des 17 et 18 mars 2004, au cours desquels les villages et les églises serbes ont été détruits et la population serbe chassée, ont été l’élément déclencheur de notre action », raconte aujourd’hui Arnaud Gouillon. « Nous nous sommes dit qu’en ne faisant rien, nous nous rendions complices de ces exactions. »
La première année, la toute jeune association apporte, pour Noël, des jouets aux enfants d’Obilic, l’un des villages qui ont été rasés et où, précise Arnaud Gouillon, il ne reste plus de Serbes aujourd’hui. « Par la suite, nous avons aussi apporté du matériel scolaire et sportif, pour les écoles ou les gymnases. En 2008, lors de la proclamation de l’indépendance, qui laissait craindre le retour des troubles, nous avons aussi fourni du matériel de télécommunication et de vidéo-surveillance, pour que les enclaves serbes puissent se protéger et rester en contact les unes avec les autres en cas de nouveaux pogroms. »
Depuis deux ans, Solidarité Kosovo a également créé un partenariat avec les clubs sportifs serbes, qui tentent de lutter contre l’alcoolémie des jeunes, mais manquent de moyens. « En 2008, nous avons apporté du matériel et des rings au club de boxe de Mitrovica et en 2009, nous avons organisé un tournoi de boxe entre des athlètes français et des Serbes du Kosovo, raconte Marion Chevtzoff, qui préside l’ONG depuis le mois de décembre dernier. Le village était plein, nous avions organisé une soirée de gala. Il s’est ainsi créé un lien très fort entre les sportifs serbes et français. » Cet hiver, Solidarité Kosovo a passé un accord avec le club de judo de Kosovskaa-Kamenica : « Nous leur fournissons des tatamis et allons aider ce club à monter en puissance, afin que les jeunes Serbes fréquentent la salle de sport plutôt que les bistros.
En février, sera monté, sur place, un bureau qui aura pour mission de recenser de toutes les communautés villageoises serbes et des familles, afin de créer un meilleur relais avec l’association Solidarité Kosovo, en France, en Espagne et en Italie. « Nous serons ainsi plus à même de répondre aux attentes réelles de ces populations », précise Marion Chevtzoff.
« L’association continuera bien sûr à organiser chaque année plusieurs convois de matériel à destination des enclaves, et à leur apporter un soutien moral, qui n’est pas moins important. »
H.B.
Encadré
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