C’EST L’EUROPE
Du 4 au 9 janvier 2006 a eu lieu notre seconde mission au Kosovo. Six bénévoles, accompagnés d’une journaliste italienne et d’un jeune cinéaste français, sont partis de France pour apporter aux Serbes de Mitrovica un sourire fraternel. Grâce à la générosité des donateurs de Solidarité Kosovo, des milliers de cadeaux ont été distribués le 7 janvier, jour du Noël orthodoxe, aux enfants de la ville, pour leur plus grande joie et celle de leurs parents. Voici la traduction, librement adaptée, du récit du voyage publié par la jounaliste italienne, Carlotta Pallottino.
Mercredi 4 janvier
Il est 10 heures. Tout est prêt. La journée est magnifique et un inattendu soleil de janvier réchauffe la Mare Nostrum.
C’est l’Europe.
On embarque à bord d’une grosse voiture de location immatriculée en Allemagne, remplie de cadeaux. Le premier groupe est composé de quatre jeunes français et de moi.
On part vers l’est.
À mesure qu’on roule vers Trieste, première étape prévue pour ce voyage, les chaudes couleurs du pays niçois laissent place aux brumes glacées de la plaine du Po. On traverse l’Italie du nord. Alors qu’on file au milieu des vignes de Vénétie apparaît soudain une autre mer à l’horizon, l’Adriatique.
Peu après on franchit le Piave et tandis que se dressent sur notre gauche les cimes enneigées et ensoleillées des Dolomites, tant disputées il y a 90 ans, me vient à l’esprit le refrain d’un vieux chant de guerre et de victoire. Une guerre qui a ensanglanté l’Europe et une victoire au goût inachevé.
Mais nous voici déjà à destination. Sur la place de la gare, où souffle un vent du nord glacé qui laisse présager des jours prochains (la “bora” dit-on localement), nous retrouvons le reste de l’expédition.
Il s’agit d’Arnaud, de Nicolas et de Gaëtan. Ils arrivent tout droit de Paris en fourgon, via l’Allemagne et l’Autriche. Arnaud est le président de Solidarité Kosovo, association à l’initiative de l’expédition. C’est un jeune de Grenoble à l’allure montagnarde dont les yeux et le sourire reflètent la clarté des cimes. Nicolas est un musicien parisien d’origine serbe. Il s’est fait le promoteur enthousiaste de la récolte de fonds et de cadeaux en région parisienne. Durant tout le voyage, il conduira le camion, servira d’interprète avec les Slaves et se confrontera aux méandres les plus obscurs de la bureaucratie douanière. Irremplaçable. Enfin, Gaëtan. Il vit à Paris mais est de sang breton. Il semble dessiné au fusain. Toujours impeccable et élégant, il n’en est pas moins en permanence aux aguets, disponible pour les besoins du groupe.
Dans l’enthousiasme général, que n’égratigne pas les assauts du vent, on échange saluts et anecdotes dans l’attente de nos contacts locaux.
Fabio et Gabriella nous rejoignent bientôt. Le temps de boire une bière, d’avaler une pizza et de partager un verre de grappa et nous voilà au lit. Enfin presque… Car Fabio, Gabriella et les amis qu’ils nous présentent au cours de cette soirée sont tous de Trieste. Et, si les Français n’en ont pas conscience, je peux imaginer ce qui passe par la tête de nos hôtes. Ils connaissent la nature de l’expédition que j’accompagne et savent que nous allons à l’est. À l’est, sur les anciennes terres de ce loup sanguinaire qui a massacré leurs frères et les miens (1). Mais c’est une autre histoire. Tragique. L’histoire d’une vieille guerre et d’un après-guerre aux conséquences dramatiques pour les habitants de ce côté-ci de la frontière.
Quoi qu’il en soit, l’accueil est parfait. Comme toujours ici. La générosité est souvent fille d’expériences douloureuses. C’est l’Europe.
Jeudi 5 janvier, Trieste.
On se lève tôt, on salue nos hôtes et on reprend l’autoroute pour traverser la Slovénie.
Tout est blanc. C’est vraiment la terre des loups.
Il a été décidé que je serai à bord du camion lors des passages aux frontières, histoire de rendre les douaniers plus conciliants. J’ai obtempéré en silence même si je sais bien que le sourire sur commande n’est pas mon fort. Dans le même but, une grotesque petite peluche rouge a été posée sur la plage avant. Rien ne se révèlera plus inutile.
Nous voici déjà à la frontière croate.
Les premières difficultés arrivent.
Il était évident que l’ami douanier croate n’allait pas se montrer enthousiaste quant à la nature de l’expédition mais on ne pensait pas qu’il se montrerait aussi procédurier.
D’abord il nous demande de décharger le camion. Oui, de le décharger, là, au milieu de la neige et de la boue. Et c’est ainsi que les premiers cartons de cadeaux et les sachets de cellophane contenant les tricots pour bébés commencent à s’entasser au bord de la route. C’est alors que vient l’ordre de recharger puis une longue attente avant que Nicolas ne règle un droit de passage inhabituel. Il s’agit tout simplement d’un petit animal bleu destiné au fils du militaire et que celui-ci a aperçu parmi les jouets.
Satisfait, il appose les scellés sur les portes du fourgon.
Nous traversons la Croatie en coup de vent, ne nous arrêtant que pour une pause repas à base de sandwichs au fromage à la saveur toute balkanique.
Le froid est intense et il neige constamment. Les paysages sont gelés.
Mais ça reste l’Europe.
À la sortie du pays, les douaniers croates nous plongent à nouveau dans l’inquiétude, le chargement du camion semblant dépasser la limite autorisée : 1700 kilos au lieu de 1500. Ils ne voudraient pas par hasard 200 kilos de cadeaux ce coup-ci ?
L’habileté dialectique de Nicolas nous tire de ce mauvais pas non sans avoir payé 10 euros pour un stationnement obligatoire de deux minutes.
On passe.
Enfin, les douaniers sont serbes.
Contrairement à tout pronostic, la situation ne s’améliore pas énormément. Toujours la neige, la boue et la chaussée désagrégée avec, en plus, l’obscurité désormais tombée. Dans le fond, une rangée de conteneurs éclairés au néon.
Par chance, le douanier finit par comprendre que Nicolas est d’origine serbe et l’atmosphère se détend.
Après une attente assez longue pour souscrire les assurances requises pour les véhicules, on reprend la route. Nous arrivons rapidement à Belgrade.
Une belle ville. Elle présente un air sympathiquement décadent avec ses immeubles belle époque confrontés à l’agressivité des vitrines des boutiques dernier cri et aux vociférations des gens dans ses rues.
De gros panneaux publicitaires, accrochés aux façades des immeubles nous regardent d’un air menaçant. On est manifestement en plein terrain de conquête de la société marchande.
Un musicien serbe, ami de Thomas, nous accompagne dans le quartier ancien de la ville pour dîner. Le restaurant choisi a des allures viennoises évidentes mais son âme balkanique se ressent fortement, passionnelle et tragique. Une assiette de crudités et de fromage frais accompagnés d’un gâteau de maïs traditionnel et suivis d’un plat de viandes grillées contentent notre appétit. La bière coule. C’est l’Europe.
Vendredi 6 janvier, Belgrade.
Réveil en douceur aujourd’hui. Le programme est simple : rejoindre Mitrovica dans la journée. 250 km à parcourir plein sud. Nous savons cependant que les routes ne sont pas optimales et qu’entrer au Kosovo n’est pas une mince affaire.
Le long de la route, nous voyons encore des traces des bombardements de 1999 ainsi que des amoncellements de parpaings et de briques. On reconstruit à la hâte dans ces contrées.
À la frontière, passé Raska, nous avons rendez-vous avec nos contacts serbes du Kosovo qui sont supposés faciliter notre passage. Ils ont créé une association qui s’occupe du rapatriement de familles serbes au Kosovo et de la protection des familles isolées. Ils sont en charge de la logistique pour la distribution des cadeaux à Mitrovica.
Nous sommes la veille de Noël pour les orthodoxes. Nous voyons partout des personnes portant des rameaux de chêne. Nicolas nous explique qu’après la veillée de Noël ces rameaux seront brûlés devant les églises ou sur les places des villages.
Finalement nous voici à la frontière et, après avoir attendu l’arrivée de nos contacts serbes, on tente de sortir du pays. Car c’est une vraie frontière qui nous sépare du Kosovo, avec un premier poste de douane serbe et un second géré par la KFOR. S’ensuivent cinq longues heures dont il semble plus sensé de ne donner que l’essentiel.
En tenant compte qu’il s’agissait de la soirée de Noël et qu’on se trouvait au milieu des montagnes gelées à un poste frontière isolé, voici le déroulement des événements tel que je me le rappelle :
– d’abord les douaniers nous refusent la possibilité de séjourner à Mitrovica et ne nous autorisent qu’à déposer nos colis et faire demi-tour,
– ensuite ils nous demandent la photocopie d’un document émis par leurs propres services !
– tandis qu’on cherchait un endroit où réaliser cette fichue photocopie, l’essieu arrière d’un des véhicules a pris feu pour un problème de freins,
– on a pu éteindre le feu grâce à la boue et à la neige,
– le bureau de poste situé à 15 km étant fermé (bizarre !) on a fait demi-tour,
– on s’est représentés au poste de douane pour retenter notre chance
– nos contacts serbes et Nicolas s’engagent dans une nouvelle et interminable discussion avec les douaniers,
– ils reviennent vers nous en agitant de petits cartons,
– on peut y aller !
– un ultime barrage rapidement franchi et nous voici au Kosovo.
Soudain, une enseigne bleue. Il s’agit d’une pompe à essence… MSN Petrol, c’est la marque qui brille dans l’obscurité !!!
Une heure après, nous voici à Mitrovica.
Il fait nuit noire.
Nous échouons, épuisés, dans un petit hôtel dont les portes sont restées ouvertes spécialement pour nous. Les cuisines sont fermées…
Le programme du lendemain nous est présenté par nos contacts locaux.
Le réveil est prévu à 3 heures et demie afin de pouvoir assister à l’office de Noël au monastère de Banjska, situé en dehors de la ville. La première distribution de jouets aura en effet lieu à la sortie de la messe. Ce monastère a été par deux fois l’objet de saccages et d’incendies de la part des Albanais. Il en est à sa deuxième restauration, ou plutôt reconstruction, ce qui en fait un lieu symbolique pour les Serbes. La présence de personnalités de Belgrade et de la télévision est annoncée.
Après avoir trinqué une dernière fois avec nos hôtes, nous filons dormir. Il est plus de minuit.
Samedi 7 janvier, Mitrovica.
Tous prêts à quatre heures du matin, nous devons malheureusement nous séparer car les routes sont verglacées et notre guide serbe nous explique que le fourgon ne pourra jamais passer. On effectue rapidement une sélection de cadeaux que l’on engouffre dans le monospace et celui-ci prend la direction du monastère. Quatre d’entre nous suivront les plus de trois heures de cérémonie avant de pouvoir procéder à la distribution aux enfants présents.
Grâce à l’équipe de télé venue de Belgrade pour retransmettre la messe, des images de la distribution seront diffusées au journal du soir, accompagnées d’une interview de Nicolas. Nous récupérerons la cassette du reportage un peu plus tard en repassant à Belgrade.
Contrainte de rester à Mitrovica en compagnie de quelques autres, je les accompagne pour faire un tour nocturne de la ville. Nous ne quittons pas la partie serbe. Après être passés devant le fameux pont sur l’Ibar, tant médiatisé lors des affrontements et si tranquille cette nuit, nous grimpons, attirés par la lumière, en direction de la nouvelle église construite sur une colline qui domine la ville. De nombreuses silhouettes, luttant contre le vent glacé, convergent vers le lieu de culte. Une femme s’adresse à nous en serbe et, comme nous lui répondons en français, fait précipitamment demi-tour. Nous la rattrapons et lui expliquons, en anglais, que nous allons nous aussi à l’église. Elle s’excuse et nous explique qu’elle nous avait pris pour des Albanais, nous apprenant que le pâté de maisons que nous traversons est en effet peuplé d’Albanais ! (2)
Après avoir assisté à une partie de la cérémonie et apprécié le recueillement profond des fidèles, nous retournons à l’hôtel pour un sommeil réparateur avant une nouvelle distribution de jouets.
À midi, notre groupe s’est reformé et, installés sur l’esplanade qui jouxte l’hôtel, nous ouvrons les portes du fourgon sous les regards ravis des enfants informés le matin même de notre présence par une annonce de la radio locale. Aucun d’entre nous ne pourra oublier leurs yeux émerveillés et les sourires incrédules de leurs parents à la vue de nos cadeaux. Des jouets en tous genres : petites voitures, poupées, peluches, cartes à jouer, crayons de couleur, figurines animées, puzzles, etc. Des vêtements aussi.
Le camion est pris d’assaut deux heures durant. Deux heures infiniment précieuses, but premier de ces milliers de kilomètres parcourus. Deux heures de joyeuse bousculade, deux heures de rires et de cris. C’est incroyable. C’est l’Europe.
Les photos des sourires de ces gamins aux anges seront l’unique récompense des généreux donateurs. De simples photos, certes, mais quels sourires !
Épuisés, nous mettons fin à l’opération pour garder encore quelques cartons en vue du dernier rendez-vous, fixé dans un petit village déshérité, situé sous le monastère de Banjska. Boue et neige fondue recouvrent la place où nous nous arrêtons pour procéder à cette ultime distribution. Les premiers enfants arrivent immédiatement et les scènes de la matinée se répètent avec le même enthousiasme. La seule différence est que la plupart de ces enfants n’ont pas de chaussures, juste des sandales de caoutchouc et de grosses chaussettes. L’an prochain, il faudra leur réserver les paires de chaussures. La pauvreté est prégnante ici. Les parents de ces enfants ont subi pillages et bombardements. Ils ont vu la guerre et la violence. Et aujourd’hui, en ce jour de Noël, ils ont vu passer, comme une météorite, un groupe de Français venus satisfaire un instant les rêves de leurs enfants.
Les jouets c’est bien, mais les chaussures c’est impératif. Comme il est impératif que ces gens soient défendus. Du froid, mais aussi des agressions physiques.
Nous rentrons sans tarder à Mitro car il nous reste peu de temps avant la tombée de la nuit. En compagnie de notre guide, qui a renoncé à passer Noël en famille pour nous piloter tout au long de la journée, nous retournons sur la colline qui domine la ville. Nous découvrons, surplombant l’église, un monument à la gloire des partisans titistes dont la laideur massive nous avait échappée dans la nuit. Il est bientôt 17 heures et le soleil va se coucher.
On voit bien la ville, le fleuve Ibar qui sert de ligne de démarcation et la partie albanaise. Ce sont les Albanais qui ont le contrôle de l’eau et de l’électricité et qui n’hésitent pas à en user comme moyen de pression sur les Serbes. L’un d’entre nous demande, en désignant la campagne au-delà de la rive albanaise, s’il y reste des villages serbes. La réponse tombe, triste et brève : non.
Soudain, un chant s’élève. Le silence se fait et les oreilles se tendent : c’est l’appel du muezzin. Du doigt, notre guide nous indique les minarets à mesure que les voix se font écho. Tendu, notre accompagnateur nous explique que parfois le pope en profite pour faire sonner les cloches à toute volée. Un concours sonore en bonne et dûe forme. Ou plutôt, une guerre. Une guerre d’aujourd’hui, au cœur de l’Europe.
Jamais dans ma vie ce chant, que j’ai souvent entendu au Moyen-Orient, ne m’avait semblé aussi sinistre. Jamais.
Ici, il s’agit ni plus ni moins d’un chant d’assiégeants cherchant à démoraliser les assiégés. Nous sommes en 2006. En pleine Europe. Ou plutôt, aux confins de l’Europe actuelle, une zone frontière sous pression.
Le soleil est tombé et il fait désormais un froid saisissant.
Les cris venus des minarets se sont tus. Il est temps de repartir.
Nous prenons plein nord, direction Belgrade.
Quelques-uns d’entre nous, encore sous l’émotion froide suscitée par cette dernière image de Mitrovica, décident de faire un détour par un haut lieu de l’orthodoxie serbe : le monastère de Studenica.
Il s’agit d’un ensemble architectural du XIIème siècle. Les mollets dans la neige, on profite de la lune pour faire le tour de la muraille d’enceinte protégeant les bâtiments. Une muraille à la rotondité quasi parfaite. Tout est calme ici. Rien ne semble avoir changé depuis neuf siècles, si ce n’est, au loin dans la vallée, le bruit d’une voiture. On est en Serbie, à une demie heure de la frontière du Kosovo. Pourvu que ça dure…
À une heure du matin, nous retrouvons notre hôtel de Belgrade.
Dimanche 8 janvier, Belgrade.
Après une bonne nuit de repos, nous décidons de faire un saut au marché avant de repartir. Au milieu des étals multicolores, nous voyons déambuler des individus portant à bout de bras des porcelets prêts à être grillés. J’en dénombre six. Manifestement, le commerce du cochon se porte bien ici.
Après avoir fait nos emplettes (le plein de Jelen Pivo pour tout dire), nous réintégrons nos véhicules pour arriver dans l’après-midi à Zagreb. C’est là que le groupe se sépare. Les Parisiens, qui ont une vingtaine d’heures de trajet encore en perspective, filent sans tarder. Quant à nous, nous profitons de la ville et après avoir visité la superbe cathédrale gothique, nous engouffrons dans un bistro pour un dîner copieux et détendu.
Lundi 9 janvier, Rome.
Après avoir quitté Zagreb au petit matin, histoire de pouvoir faire un crochet par Ljubljana, la très coquette capitale slovène, je me retrouve en fin de journée dans les embouteillages de la voie Salaria, cette voie dont le nom rappelle que dans l’Antiquité elle servait à approvisionner Rome en sel. Aujourd’hui, ce n’est pas du sel que je rapporte à Rome, mais de sombres présages. Et pas seulement des lointaines terres de l’est.
(1) L’auteur fait référence à Tito et aux représailles exercées par ses partisans contre les habitants de l’Istrie et de la Dalmatie demeurés fidèles à l’Italie à la fin de la seconde guerre mondiale.
(2) Sans préjuger de la situation côté albanais, nous pouvons témoigner de la présence, côté serbe, de familles albanaises, de familles serbes musulmanes (les Gorani, venus des montagnes) et d’une foule de gitans.