Convoi de Noël 2017 : une nouvelle réussite!

Le 2 janvier 2018 au matin, les neufs volontaires de Solidarité Kosovo reprenaient la route vers la France après avoir mené à bien le 14e convoi de Noël de l’association. Pendant tout le convoi, Louis a pris des notes, enregistrant des choses vues, des phrases entendues, des impressions ressenties. Il vous partage les moments forts qu’il retient de ce convoi.

27 décembre 2017 après-midi. Tout est calme dans le fourgon ; la route serpente dans les montagne, à notre gauche coule une rivière ; au bout de la route, la frontière, le Kosovo. Ce sera la quatrième fois que je passerai cette douane en quatre ans. Je connais bien la route : j’aperçois déjà l’ultime virage avant cette montée marquée en haut de laquelle se trouvent ces barbelés qui déchirent la Serbie et la coupent de son cœur, de son poumon.

Émotion palpable dans le fourgon. Je vais revoir ce Kosovo que j’aime tant, et tous ceux que j’appelle « mes amis serbes » ; Serdjan et Milovan d’abord, bien sûr, mais aussi tous les autres, ceux qu’on revoit d’un convoi sur l’autre dans les enclaves, ces enfants qui nous sourient et qu’on n’oublie plus, ces jeunes avec qui on échange trois mots d’anglais, trois mots bien impuissants à dire tout ce qu’on aimerait leur dire, mais qu’on espère chargés d’encouragements.

Les premières distributions commencent

Au bout d’un long chemin de terre correctement carrossé, les quatre véhicules du convoi s’arrêtent. Sur la droite, un autre chemin monte à flanc de colline, défoncé par la pluie. Un seul des véhicules, un 4×4, peut s’y aventurer ; nous y chargeons un poêle à bois et il s’engage dans le chemin avec 4 volontaires à son bord. Il redescend un quart d’heure plus tard : il faut y charger des cartons. Notre accompagnateur serbe, qui le conduit, me fait signe d’embarquer : il faut prendre des photos là-haut.

Nous grimpons, pour arriver dans un petit hameau, 4 ou 5 maisons, toutes bien abîmées. Alors que je descends, un volontaire vient me voir : « Va dans la maison… mais prépares-toi, tu n’as jamais vu un truc pareil… » Je m’y dirige et entre par la porte basse. A l’intérieur, une seule pièce ; le sol est en terre battue, irrégulier ; les murs en terre s’effritent, le vent siffle sous la seule fenêtre de la pièce. Dans un coin, un tout petit poêle souffle et fume. Deux vieux lits semblent servir à la fois d’étagère et de placard : tout est posé dessus, en vrac, aussi bien casseroles et couverts que vêtements.

Arnaud est là, il discute avec un homme et une femme, vieux, usés, fatigués. (On apprendra ensuite qu’ils n’avaient, l’un et l’autre, pas plus de 50 ans.) Ils sourient de toutes les dents qui leur restent ; Arnaud, lui, ne sourit pas, visiblement marqué par la misère terrible qui règne ici. Je répugne à prendre des photos, je me sens indécent comme le paparazzi qui se repaît de la détresse des autres. Rapidement, discrètement, je vise deux fois, un coup à droite, un coup à gauche, et prends deux photos. Il faut bien montrer ça : montrer qu’aujourd’hui au cœur de l’Europe des gens vivent dans des conditions inhumaines.

Je ressors. Dehors, les volontaires sont tous silencieux. Milovan discute avec les garçons de la maison. Comme si le sort s’était acharné, l’un d’eux est handicapé ; il rit à gorge déployée, trop heureux de voir quelqu’un d’autre que ses parents et son frère. Il veut à tout prix discuter avec nous, sans comprendre que nous ne parlons pas un mot de sa langue. Son frère, la trentaine, plutôt bel homme malgré la crasse et le désespoir qui le recouvrent, répond en courtes phrases, sans enthousiasme. Nous apprenons qu’il avait deux sœurs, qui ont été mariées dès leur majorité et sont parties loin d’ici.

Lui ne partira sans doute jamais, et ne se mariera pas plus : quelle femme voudrait venir vivre ici, dans la même pièce que ses beaux-parents, dans cette misère qui recouvre tout ?

Nous faisons des photos de groupe, dont le fils valide s’échappe d’ailleurs rapidement… puis nous partons aussi, à pieds, vers les véhicules. Le cœur serré, en silence.

Notre journée se poursuit par la visite de plusieurs familles auxquelles nous distribuons des poêles à bois et d’une école comptant une centaine d’enfants. Chacun d’entre eux recevra un paquet cadeau, un ballon ou une poupée, des vêtements chauds et du matériel scolaire. 

Fin des distributions, nous sommes chez le pope de Novo Brdo, qui nous accompagnés toute la journée. Nous discutons autour d’un café « à la turque ». Le téléphone du pope sonne à plusieurs reprises : des parents d’élèves qui l’appellent pour lui demander de nous remercier, pour les cadeaux et les vêtements d’abord, mais surtout pour les sourires que leurs enfants avaient en rentrant à la maison.

Certains s’apprêtaient même à tuer un cochon pour nous convier à une grande fête le soir-même. Invitation réellement généreuse qui nous touche profondément, mais que nous devons néanmoins décliner : la journée de demain sera elle aussi bien remplie.

Nous roulons sur la route longeant la frontière ouest du Kosovo, je suis impressionné par le nombre de sigles « UCK » (la milice albanaise responsable de l’expulsion de 250 000 Serbes du Kosovo en 1999) visibles sur les panneaux routiers ou sur les murs des maisons. Cette route qui mène à Decani et son monastère traverse également la ville de Djakovica. Je connais ce nom : c’est ici que, régulièrement, les chrétiens sont interdits de venir célébrer Noël dans l’église du monastère de la ville. J’attends qu’on dépasse les dernières maisons de la ville avec impatience.

J’ignore évidemment à ce moment-là que quelques jours plus tard le monastère sera encerclé par une foule vindicative qui bloquera les quatre religieuses du monastère, les seules Serbes qui restent dans la ville, pendant une journée complète, la veille de Noël. Elles passeront donc Noël dans l’angoisse, pendant que leurs fidèles annulaient leur pèlerinage en urgence, ne voulant évidemment pas prendre le risque de se heurter à cette foule hostile.

Il y a parfois des moments qui laissent un peu de place à l’espoir. Nous roulons en queue de convoi sur une route sinueuse, en Métochie, à l’Ouest du Kosovo. Deux véhicules ont des plaques du Kosovo, celui dans lequel je me trouve a une plaque serbe. Nous savons bien que, dans cette région où il n’y a presque plus de Serbes, ça peut nous valoir quelques ennuis. Et ça ne rate pas : à la sortie d’un virage, une voiture de police nous arrête, après avoir laissé passer les deux autres véhicules.

Dans un anglais approximatif, le policier nous demande nos papiers, que nous lui donnons évidemment. Il va les consulter avec son collègue dans sa voiture. Nous n’en menons pas large. Notre coffre est plein de cartons de jouets pour les enfants des enclaves que nous allions visiter. Vont-ils nous bloquer ici suffisamment longtemps pour nous faire rater nos distribution ? Ou pire, devrons-nous les suivre ailleurs, sans que nous puissions informer Arnaud et Serdjan d’où nous nous trouvons ?

Le policier sort de sa voiture et revient nous voir. Il nous demande si dans le véhicule devant nous se trouvait bien le père Serdjan, « le prêtre de Gracanica »… Un peu surpris, Renaud, notre conducteur répond que c’était bien lui. Le policier repart. « Vous pensez que j’ai bien fait ? », demande Renaud. On ne sait pas. L’attente devient franchement pesante.

Le policier revient avec son collègue, le visage fermé. « Désolé, les gars, j’aurais dû nier », chuchote Renaud en rouvrant la fenêtre. Le policier se penche à l’intérieur, nous regarde chacun notre tour un court instant. Et soudain, son visage s’éclaire, pendant que son collègue éclate franchement de rire derrière lui : « Allez, c’est bon, vous pouvez y aller. Si vous êtes avec Serdjan, c’est que vous avez des choses à faire, ne soyez pas en retard ».

Nous démarrons sans demander notre reste après avoir bafouillé un « merci monsieur » incrédule, pour retrouver les deux autres véhicules qui nous attendaient sur le bord de la route un peu plus loin. 

Serdjan nous expliquera ensuite qu’il fait un énorme travail pour entretenir des relations courtoises avec les autorités civiles et religieuses albanaises. En tant que responsable pour l’Église orthodoxe des relations inter-religieuses, il rencontre régulièrement les imams et les muftis, et si les discussions sont parfois houleuses, Serdjan est apprécié.

Il faut tout de même reconnaître que nous avons eu de la chance : d’autres policiers auraient bien pu nous immobiliser pour la journée sous un prétexte quelconque, ou saisir la marchandise, ou même aller arrêter le reste du convoi pour nous empêcher de nous rendre à nos rendez-vous…

Nous sommes reçus au monastère de Visoki Decani, le plus important du Kosovo, par le Père Sava Janjic, son père Abbé. Autour d’un verre du délicieux jus des pommes du monastère, il nous ouvre son cœur sur les difficultés rencontrées par le monastère et par son peuple. Une successions de persécutions, jamais assez fortes pour provoquer une réaction de la communauté internationale mais assez systématiques pour épuiser les Serbes décidés à rester vivre au Kosovo. D’ailleurs, nous sommes tous choqués par la maigreur du père Sava, qui semble avoir vieilli de dix ans depuis la dernière fois que nous l’avons vu… il y a un an pile.

De la voix calme d’un homme qui a déjà donné sa vie à Dieu et pour ses fidèles, il raconte. Le monastère est en conflit avec la commune de Decani (un des bastions de l’UCK) pour une histoire de cadastre : la commune dénie au monastère la propriété d’un bout de terrain, dans le seul but d’empêcher que le mur de protection entourant le monastère soit fini de construire. Le monastère en a appelé aux autorités centrales du Kosovo, qui sous pression internationale lui a donné raison. Peu importe, la commune refuse d’obéir à l’injonction qui lui a été faite. Bien entendu, aucune mesure concrète ne sera jamais prise pour que la loi soit respectée : c’est un petit jeu bien rodé, et le monastère reste à la merci des extrémistes qui ont déjà à 4 reprises attaqué le monastère à l’arme de guerre.

Le monastère a édité récemment un petit livre racontant comment les autorités ottomanes ont joué ce même jeu pendant les 5 siècles d’occupation : il recense tous les documents rédigés par les Sultans pour établir le monastère dans ses droits. Documents qui n’ont que rarement été respectés par les autorités locales, si bien que certains droits du monastère sont réaffirmés jusqu’à 5 fois de suite à quelques dizaines d’années d’intervalle. Ce petit livre a d’ailleurs rencontré les pires difficultés pour pouvoir entrer au Kosovo et être vendu dans la boutique du monastère : les autorités du Kosovo l’ont longuement bloqué à la frontières au prétexte que la couverture comporte le mot « métochie », qui signifie « terre des églises », mot qui désigne la région à l’Ouest du Kosovo, mot que les autorités du Kosovo aimeraient bien effacer des mémoires parce qu’il indique bien trop clairement que le Kosovo est serbe et chrétien depuis des siècles.

Le Père Sava nous raconte aussi le calvaire de cette famille serbe revenue vivre à Novo Brdo après avoir dû fuir pendant la guerre de 99, dont le père a été arrêté pour un crime qu’il aurait commis au Kosovo début 2000, date à laquelle il était donc déjà en Serbie centrale. « Le seul objectif est de décourager les Serbes de revenir vivre sur ces terres qu’ils ont dû fuir. Quiconque revient vivre au Kosovo risque de subir ce genre d’injustices et de passer des années en prison pour rien. »

Enfin, il nous confie sa crainte de voir prochainement partir les soldats autrichiens, italiens, slovènes et moldaves qui se relaient pour protéger le monastère sous le drapeau de la Kfor (OTAN) : « Ils auraient déjà dû partir, mais leurs supérieurs directs savent trop bien que s’ils partent nous subiront immédiatement des attaques des extrémistes vivant à Decani, islamistes ou d’anciens de l’UCK, de mafieux qui voudraient nous voir disparaître ». 

Me vient en tête une image, soudainement, brutalement : devrai-je un jour lire sur Twitter, où je suis abonné au compte du Père Sava, un message annonçant que le monastère est attaqué ? Pendant quelques instants, j’imagine avec angoisse ce que je ressentirais alors : une impuissance terrifiante de savoir que ces moines dont j’ai vu les visages, avec qui j’ai échangé quelques mots, avec qui j’ai partagé un repas, seront mis face au choix terrible d’abandonner leur monastère ou de mourir sur place et que je ne pourrai rien faire d’autre, à 2000 km de là, que d’assister en pensées à ce martyre inimaginable aujourd’hui en Europe…

Le lendemain, nous retrouvons les habitants de Banja, que nous avons déjà visités l’an dernier. L’un d’eux attire particulièrement mon regard. Je me souviens : l’an dernier, j’ai pris des photos de lui, jeune garçon aux traits encore enfantins et au regard timide. Aujourd’hui, ses traits sont plus marqués, plus adultes, et il vient nous offrir la rakija avec une belle assurance. Il est devenu un homme. Quand il propose de remplir à nouveau le verre qu’Arnaud vient de boire, Arnaud regarde les quelques volontaires qui sont là et lance : « La première fois que j’ai vu Milos, il avait 6 ans et avait peur de moi, et voilà qu’aujourd’hui il essaie de me saouler ! » Il traduit pour le jeune homme ; nous rions ensemble. Et si les yeux d’Arnaud brillent quand il rend le verre à Milos, ce n’est pas seulement à cause de l’alcool qui brûle la gorge.

Finalement, tout est résumé là : nous venons ici pour aider ces enfants à devenir des adultes libres et fiers. Milos le prouve : ce n’est pas en vain.