Interdiction de séjour au Kosovo d’Arnaud Gouillon : « Nous avons relevé ce défi »

INTERVIEW D’ARNAUD GOUILLON POUR LE MAGAZINE DE SOLIDARITE KOSOVO – SEPTEMBRE 2020

Arnaud Gouillon, il y a deux ans, le 10 septembre 2018, vous avez été arrêté par la police aux frontières du Kosovo, qui vous a libéré après plusieurs heures en vous signifiant l’interdiction formelle de vous rendre à nouveau sur le territoire du Kosovo. Comment avez-vous vécu ce moment ?

Ce jour-là, je devais inaugurer la ferme avicole financée par notre association à Novo Brdo. J’y étais attendu par les bénévoles et toute la presse réunie. Mais rien ne s’est passé comme prévu : au poste-frontière de Merdare, j’ai donné mes papiers d’identité au douanier qui les a aussitôt scannés. Rapidement, j’ai vu son regard changer. Il s’est adressé à moi le visage crispé et m’a annoncé d’un ton ferme : « Tu es arrêté, tu vas aller maintenant en prison ». Il a ensuite ordonné à son collègue de me mettre les menottes et de me conduire dans leur bureau pour l’interrogatoire. Pendant que ma voiture était intégralement désossée, je subissais une fouille durant laquelle tous mes effets personnels ont été saisis.

Puis j’ai été conduit dans une petite cellule de laquelle je pouvais voir à travers la fenêtre le paysage morne et peu rassurant de ce petit passage frontalier situé au milieu des Balkans. Le chef des douaniers m’a dit qu’une équipe « spéciale » était en route depuis Pristina, la ville principale du Kosovo, pour venir me chercher. A ce moment là j’étais persuadé qu’ils allaient me conduire en prison préventive. C’est ce qu’ils font habituellement aux réfugiés serbes lorsqu’ils souhaitent les intimider. Alors que je me préparais mentalement à cette éventualité, les deux agents de Pristina sont entrés. L’un d’eux parlait serbe, l’autre, que j’ai rapidement identifié comme étant le chef, ne parlait qu’albanais. Ils ont refusé de se présenter et de me dire leur fonction ou leur service. L’interrogatoire a duré près de deux heures. Les questions étaient ubuesques: quel est notre lien avec le journal le Figaro, pourquoi travaillons-nous en partenariat avec l’Église, avons-nous des liens avec la Russie, qui nous finance… À cette dernière question, j’ai répondu avec fierté que nous avons le soutien de plus de 12 000 donateurs français qui sont solidaires des chrétiens du Kosovo et que je ne suis que le sommet de l’iceberg. Ils en sont restés sans voix. 

Au terme de cet interrogatoire les deux agents m’ont remis une interdiction d’entrée et de séjour au Kosovo puis m’ont dit que je pouvais repartir. J’étais soulagé de ne pas finir dans une geôle grise de Pristina. En reprenant mon téléphone j’ai vu une centaine d’appels en absence de journalistes, d’hommes politiques et de diplomates, mon arrestation faisait déjà la Une de tous les médias serbes. J’ai immédiatement appelé mon épouse pour la rassurer. Elle avait appris mon arrestation par hasard en écoutant la radio et était évidemment en état de choc. 

Quelques jours après cette interdiction, vous avez annoncé que vous déposeriez des recours. Qu’en est-il aujourd’hui ? 

Depuis deux ans la situation juridique n’a pas évolué. Nous sommes littéralement baladés d’une cour à une autre, sans possibilité de nous adresser à la justice internationale, le Kosovo n’étant pas reconnu comme état indépendant par l’ONU et nombre d’autres organisations internationales. Au Kosovo les hommes politiques au pouvoir contrôlent tout : justice, économie (réelle et parallèle), médias etc. La plupart d’entre eux étant d’anciens membres de la milice UCK (responsable de la destruction de 150 églises et monastères et de l’expulsion de 250 000 Serbes du Kosovo), j’ai peu de chance de voir mes démarches aboutir. Je continue cependant cette procédure dans laquelle je suis épaulé par des avocats spécialisés et soutenu par le Ministère serbe pour le Kosovo. Si la situation politique évoluait sur place, j’ai bon espoir que nous arrivions à casser cette mesure arbitraire. 

Comment, pendant ces deux dernières années, avez-vous revu l’organisation de Solidarité Kosovo pour parvenir à accomplir le même travail sans vous rendre personnellement sur place ? 

Pendant plusieurs années, je me suis rendu tous les mois au Kosovo-Métochie, pour rencontrer les habitants des enclaves, travailler avec notre bureau humanitaire à Gracanica, inaugurer des chantiers, étudier de nouveaux projets, etc. C’était une partie très importante de mon travail et du travail de toute l’association. Les six premiers mois qui ont suivi mon arrestation ont été laborieux: nous avons dû réorganiser de A à Z la façon dont nous travaillions. Heureusement, le partenariat qui nous lie au diocèse du Kosovo-Métochie est solide et nous avons ensemble réussi à surmonter toutes ces épreuves. Je voyage toujours autant, mais je dois désormais m’arrêter aux villes frontalières de Raska ou Kursumlija afin de rencontrer les porteurs de projets et autres responsables des enclaves. Mes rencontres avec l’évêque du Kosovo Métochie Monseigneur Théodose ou Svetlana Stevic, l’irremplaçable directrice de la soupe Populaire, sont tout aussi régulières mais ont désormais lieu dans mon bureau à Belgrade. C’est aussi dans la capitale serbe que je coordonne notre travail humanitaire avec celui d’autres ONG ainsi qu’avec les institutions étatiques de Serbie.

Concernant la partie logistique que je réalisais sur place, c’est désormais Milovan, bénévole de Solidarité Kosovo depuis presque 10 ans, qui en a la charge et accompagne nos bénévoles français dans leurs déplacements. Ces derniers sont expérimentés, ils connaissaient bien le terrain et grâce à leur dévouement nous avons pu franchir ce cap difficile. Avec deux ans de recul, je peux dire que nous avons su collectivement relever le défi et que notre action en est sorti renforcée. 

En Serbie, Solidarité Kosovo fait parti du paysage institutionnel. Vous êtes régulièrement l’invité des grands-médias, donnez des conférences dans les universités et près de 250 000 jeunes serbes vous suivent sur les réseaux sociaux. Quels messages leur transmettez-vous?

Lorsque nous avons fondé Solidarité Kosovo il y a 15 ans, l’un des objectifs que nous avions fixé en complément de l’aide matériel était de soutenir moralement le peuple serbe. Ce travail de témoignage de notre action auprès du public serbe poursuit cet objectif. Cette grand popularité dont nous jouissons en Serbie témoigne, au delà de la reconnaissance envers notre action humanitaire en tant que tel, des valeurs que nous portons et qui sont au cœur de la nation serbe : solidarité, chrétienté, respect des hommes et de leurs traditions, engagement… C’est grâce à ces valeurs que ce peuple, petit par le nombre, mais grand par sa culture, a réussi à survivre jusqu’à nos jours, malgré cinq siècles d’occupation ottomane et une situation qui peut paraître désespérée au Kosovo. Mais pour les Serbes il n’existe pas de situation désespérée. Il y a toujours un espoir. Ils n’abandonnent jamais, persuadés que Dieu est à leurs côtés. En respectant et en renforçant ces valeurs, nous les aidons à notre manière à traverser  ces épreuves difficiles. 

Le peuple serbe, diabolisé mainte fois dans les médias occidentaux par le passé, a le sentiment d’être assigné au rôle du méchant d’un mauvais film d’action hollywoodien. Leurs fautes sont amplifiées, leurs souffrance sont ignorées. En lui montrant que tous les occidentaux ne sont pas de cet avis et que pour nous il est un symbole de courage, de persévérance et de résilience dans l’adversité, nous l’aidons à retrouver sa fierté et à relever la tête. À titre personnel, je suis toujours ému lorsque des passants me saluent dans la rue et me disent « Merci du fond du cœur pour ce que vous et vos amis français réalisaient depuis tant d’années. On est heureux de savoir que nous ne sommes plus seuls ». Les milliers de familles françaises qui les soutiennent à travers l’œuvre de Solidarité Kosovo sont pour les Serbes une preuve d’amitié qui compte.