Comme chaque fin du mois de décembre depuis 2004, des jeunes français ont traversé une grande partie de l’Europe pour apporter matériel et réconfort à leurs frères serbes des enclaves du Kosovo.
Départ de Grenoble à 17h le dimanche 26 décembre, avec deux camions de 12 m3 remplis de jouets, de fournitures scolaires, de matériels de sport et de vêtements pour enfants. Nous sommes cette année quatre bénévoles de l’association, accompagnés par un photo-reporter et une équipe de journalistes travaillant sur un documentaire traitant de la situation des enclaves serbes.
L’aventure commence. 1800 kilomètres jusqu’à Kosovska Mitrovica, ville principale des serbes du Kosovo. Les métropoles défilent à travers les vitres, Turin, Milan, Venise, Ljubljana. L’entrée en ex-Yougoslavie coïncide avec un repos bien mérité dans un hôtel slovène. Le réveil matinal ne décourage ni les corps ni les esprits, prêts à affronter une très longue journée de route. La frontière sloveno-croate, sortie de l’espace Schengen nous offre le premier contact avec l’administration douanière, très à cheval sur le transport de marchandises. Une heure d’attente, une simple formalité par rapport aux missions précédentes. Si les frontières de notre pays étaient aussi bien contrôlées aujourd’hui, il est certain que les trafiquants en tous genres auraient quelques soucis à se faire. La Croatie nous offre des paysages monotones faits de longues lignes droites tracées à travers les plaines enneigées. La frontière croato-serbe, prochaine étape de notre périple, possède la particularité d’héberger une rangée de cahutes abritant une cohorte de compagnies d’assurances. En effet, une souscription particulière est nécessaire pour la traversée du pays, signifiant une succession de tampons et autres paperasses administratives. Les papiers officiels provenant de l’épiscopat orthodoxe nous facilitent grandement la tâche et nous repartons à la tombée de la nuit après seulement 1h30 d’attente. Un record de vitesse comparé aux huit heures de l’année précédente…
L’étroite route reliant Belgrade à Mitrovica, longue de 300 km, est parsemée de tags indiquant clairement la prégnance de la religion orthodoxe sur ces terres. Au beau milieu de nulle part, une imposante croix de plus de 10 mètres de haut trônant au centre d’un rond-point renforce ce sentiment. L’inscription récurrente 1389, sur les murs et les ponts, renvoie, quant-à-elle, à la bataille du Champs des Merles (Kosovo Polje) face à l’Empire Ottoman, mythe fondateur de l’appartenance du Kosovo au peuple serbe. L’épaisse couche de neige recouvrant le bitume ne nous facilite pas la tâche. Les discussions en tous genres vont bon train et nous aident à lutter contre la fatigue. 1h du matin, le poste « frontière » de la KFOR, séparant le Kosovo du reste de la Serbie, apparaît enfin à l’horizon. Incendié durant les émeutes liées à la déclaration d’indépendance unilatérale déclarée par les autorités albanaises en février 2008, celui-ci est gardé constamment par des blindés et des militaires en arme. Un vent de tension latente souffle encore en ces lieux. Il est 2h du matin lorsque nous arrivons à Kosovska Mitrovica pour une longue nuit de sommeil bien méritée.
La journée de mardi est consacrée aux préparatifs de nos visites des enclaves. Prises de contact par téléphone, classement des cartons par catégories et établissement d’un plan de bataille pour les trois prochains jours. Nous rencontrons Dragan membre du conseil municipal de Mitrovica, et relais de l’association depuis de nombreuses années. Après ces nécessaires préambules à l’accès aux enclaves, nous nous rendons au monastère de Banjska, joyau de l’architecture orthodoxe situé au nord du Kosovo où nous croisons l’évêque du Kosovo Mgr Teodosije. De retour à Mitrovica à la tombée de la nuit, l’appel du muezzin raisonne jusqu’en partie serbe, comme un ultime pied de nez à l’Histoire. Le reste de la soirée se poursuit au rythme des spécialités culinaires, à base de veau, de fromage et d’alcool de prune, la fameuse šljivovica.
Mercredi matin, Marion Chevtzoff et Arnaud Gouillon sont conviés à la télévision serbe pour un passage en direct dans le journal du matin. Une équipe de journalistes serbes nous suit ensuite dans une école spécialisée pour enfants handicapés, afin d’effectuer notre première distribution de jouets et de fournitures scolaires. L’existence de cette école au cœur de Mitrovica prouve qu’il existe encore sur place un certain nombre de structures visant à limiter le départ des populations vers le reste de la Serbie. Ensuite, nous prenons la direction de la première enclave prévue, Banja, située à une trentaine de kilomètres de Mitrovica, là où vit notre guide et ami Pajo. C’est toujours avec un grand plaisir que nous retrouvons ce jeune serbe polyglotte qui nous accompagne depuis 2006. Comme la plupart des habitants des enclaves que nous avons rencontrés, celui-ci nous reçoit chez lui de manière très chaleureuse à base de café serbe et de rakija maison (eau de vie). Banja est un village de 150 personnes possédant une école et une crèche. Nous distribuons aux enfants de nombreux jouets, des fournitures scolaires ainsi que du matériel de puériculture aux responsables éducatifs. L’opération se répète dans deux autres écoles des environs, à Crkolez et Suvo Grlo, deux enclaves d’une centaine d’habitants ayant conservé une vie locale de village malgré les diverses pressions albanaises. Les sourires et les cris de joie des enfants nous réchauffent le cœur, en renforçant la conviction que notre combat pour la liberté et la vérité est juste.
Nous reprenons la route vers le sud-ouest du Kosovo, plus exactement en Métochie, en direction de la grande enclave de Goraždevac, abritant 1000 habitants. La ville possède un imposant collège en perte constante d’élèves depuis 1999 pour lequel nous distribuons vêtements, matériels scolaires et équipements sportifs. Le directeur du collège nous explique la situation rude vécue depuis la guerre. Leur difficulté principale est d’ordre économique. En effet, dans les enclaves les Serbes vivent des aides sociales, ce qui, selon leurs propres aveux, pourrait laisser croire à un statut de « parasites ». Bien au contraire, ce système social leur permet seulement de survivre difficilement. Avant la guerre tous avaient un emploi et travaillaient difficilement pour pouvoir vivre dignement. Mais la destruction de quasiment toutes les industries de la région ainsi que le manque de débouchés économiques pour les agriculteurs serbes sont des obstacles au développement économique des enclaves. Le cœur du problème se trouve dans le fait qu’aujourd’hui les albanais empêchent les Serbes de vendre leurs productions sur les marchés. Dès lors les enclaves ne vendent rien, n’ont que très peu de perspective d’avenir et doivent se contenter d’autosuffisance. Les jeunes générations quittent logiquement les enclaves pour trouver du travail où il y en a, ce qui à terme, conduit irrémédiablement à la disparition du peuple serbe au Kosovo. Cependant, il existe dans l’enclave une radio associative tenue par des jeunes qui profitent de notre venue pour réaliser une interview. Preuve s’il en est, que des projets concrets existent tendant à endiguer l’exode et à occuper la jeunesse, ailleurs que dans les bistrots.
Dans la soirée, nous prenons la direction du monastère de Visoki Dečani, joyau architectural et haut-lieu de la production d’icônes orthodoxes dans les Balkans, réalisées à la main selon une technique ancestrale par les moines eux-mêmes. La communauté est forte de 30 frères et novices cénobites. Le monument, fondé en 1327 par le roi de Serbie Stéphane Uroš III, est classé au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2004. L’entrée du monastère est gardée continuellement par des soldats armés de la KFOR. Cependant, une extrême sérénité règne en ces lieux. Après avoir assisté à l’office du soir, nous nous régalons avec les multiples spécialités locales que nous ont préparé nos hôtes. Le père Sava, archimandrite du monastère, qui a été interviewé une semaine auparavant par le Figaro Magazine, nous remercie de notre travail. Ensemble, nous discutons des prochaines étapes de notre collaboration, concrétisée par la future présence d’un bureau humanitaire permanent au sein du monastère de Gračanica, qui sera financé par Solidarité Kosovo. Celui-ci sera chargé de faire le lien quotidien entre nos donateurs en France et les besoins des différentes enclaves serbes. Nous passons la nuit sur place, dans un dortoir aménagé pour les retraitants. Le réveil est matinal pour assister à la messe de 7h du matin, suivi par un repas communautaire pris au réfectoire. Avant notre départ, un moine francophone nous fait visiter les bâtiments et nous conte les difficultés quotidiennes liées aux tensions avec les albanais, sans jamais laisser transparaitre un zest de haine. Nous laissons au monastère une grosse quantité de vêtements qui seront redistribuées aux nécessiteux.
La suite de notre périple nous emmène à Velika Hoča, enclave de 600 habitants située à proximité de la frontière albanaise. Nous déposons des vêtements chez le pope Dragicević, où là encore la šljivovica est de rigueur, puis effectuons une distribution de jouets sur la place du village à destination de l’école élémentaire toute proche à laquelle nous avons apporté du matériel scolaire. Notre dernière étape de la journée est la ville d’Orahovac, dans laquelle vivent des Albanais et des Serbes. Evidemment, les deux populations ne se croisent que très peu et vivent chacune dans une zone bien définie. La partie serbe abrite 400 personnes concentrées dans quelques rues et séparées par un no man’s land symbolisé par des maisons brûlées, appartenant auparavant à des serbes. Le pope local, Stevan, nous fait visiter son enclave afin de nous présenter l’histoire du lieu. Durant la ballade, il s’arrête net. Nous arrivons à la limite avec la partie albanaise qu’il ne peut franchir sans être provoqué, caillassé, agressé. En continuant seuls un peu plus bas, nous sommes tombés nez à nez avec un paysage tragique : cinq mosquées se succèdent dans le reste de la ville situées sous nos yeux. Ici, être serbe signifie craindre pour sa personne. A la tombée de la nuit, nous reprenons la route de Mitrovica.
L’objectif de la journée de vendredi est l’enclave de Kosovska Kamenica, que nous n’avons encore jamais visité, située aux confins Est du Kosovo. Sur la route, la traversée de Priština, capitale du « pays », est cauchemardesque. L’axe principal provenant de Mitrovica est à peine praticable, la chaussée n’est qu’un chemin de terre, en travaux pour l’éternité. A croire que les autorités albanaises se complaisent dans une situation de chaos. Les symboles américains sont ici partout présents. Une statue de la liberté flotte au-dessus des rues. Ailleurs, Bill Clinton a laissé son nom au boulevard central de la ville, ainsi qu’une statue à son effigie. Après avoir traversé de magnifiques paysages, faits de lacs et de collines boisées, nous atteignons enfin Kosovska Kamenica, où nous sommes reçus très chaleureusement par le maire de l’enclave et le directeur du club de judo-jujitsu. Durant un excellent repas, nous avons passé un accord de coopération avec le club. Le premier acte de cet accord a été l’apport immédiat de fonds leur permettant l’achat de tatamis pour la pratique des sports de combat en toute sécurité. C’est aux sons de l’accordéon et du saxophone que nous saluons nos hôtes et promettons de les revoir au plus vite.
Vendredi soir, 31 décembre, réveillon à Mitrovica. Les feux d’artifices, pétards et autres tirs en l’air de Kalachnikov animent la soirée de chaque côté du pont séparant la population serbe de la population albanaise. Des jeunes affluent dans tous les sens, aux sons des détonations. La pression se fait vite sentir. Nous sentons qu’un débordement peut faire dégénérer la situation, d’un seul coup. A notre manière, nous fêtons le passage à la nouvelle année, conscients qu’ici plus qu’ailleurs, regarder vers l’avenir signifie irrémédiablement croire en l’espérance.
Le lendemain matin, une nouvelle aube se lève sur Mitrovica. Tout semble apaisé dans la ville, comme si l’euphorie du nouvel an n’avait laissé qu’un mirage. 10h du matin, l’équipe reprend la route, direction Grenoble. Au poste « frontière » de la KFOR, un comité d’accueil nous attend. Des militaires américains et des gendarmes français fouillent de fond en comble les camions vides, sans doute à la recherche d’éventuels organes entreposés dans du formol… Nous leur rappelons poliment qu’il fallait faire cela voici dix ans à la frontière avec l’Albanie ! Ce contretemps a été décidé, d’après les exécutants sur place, par les services français, toujours aptes à enrayer la profonde amitié rapprochant notre peuple du peuple serbe depuis 1914. Il est certain que si nous étions allés aider les albanais, un tout autre accueil nous aurait été offert…
Le trajet du retour est ponctué par le passage rapide des douanes et les difficultés de conduite liées à un épais brouillard nous accompagnant de la Croatie à l’Italie. Après une longue route et une ultime nuit italienne, à l’arrière des camions emmitouflés dans nos duvets, nous arrivons à Grenoble dimanche 2 Janvier en début d’après-midi. Plein de rêves et de nouveaux projets en tête, nous nous sommes promis de retourner au Kosovo d’ici peu.
Comme une évidence.
L’équipe de Solidarité-Kosovo